L’ingéniosité créative (pour ne pas dire « le délire
créatif ») dont font preuve les sociétés de vente par correspondance ne
cessera jamais de me surprendre ni de me faire rire. Je vis grâce à elles d’authentiques
moments d’hilarité ; qu’elles en soient chaleureusement remerciées!
Toutefois, il faut bien reconnaître que, le plus souvent, c’est
moins drôle car elles copient les unes sur les autres, les trouvailles de l’une
étant aussitôt reproduites par les autres. C’est un peu comme dans le design
automobile : quand une marque sort un modèle avec un énorme badge de
marque chromé sur le coffre, les autres l’imitent aussitôt : on voit
fleurir d’énormes lions, losanges ou étoiles, parfaitement disproportionnés et
ridicules ; qu’on se console, cependant : d’ici trois ans, une de ces
marques reviendra aux badges plus discrets, et toutes les autres lui
emboîteront le pas, comme s’il fallait absolument que, dans le troupeau, tout
le monde se ressemble, un peu comme la hauteur des jupes monte et descend chez
tout le monde au rythme des saisons… Quand une marque lance la mode des gros
tuyaux d’échappement bien visibles et chromés, tout le monde s’y met —alors que
cinq ans plus tôt, il fallait au contraire dissimuler ces peu écologiques
symboles de la pollution de l’air générée par les moteurs à combustion interne…!
Dans d’autres cas, on reste dans la copie servile, mais
assortie de surenchère : quand un fabricant de rasoirs à deux lames en met
soudain trois, la concurrence (s’avisant que, quand on dépasse les bornes, il n’y
a plus de limites) en met aussitôt quatre, voire cinq… Bref, on nage dans l’absurdité
et la bêtise pures, mais au moins cela fait rire le consommateur… enfin,
certains consommateurs… Beaucoup d’autres, je le crains, y croient et achètent
les machins à cinq lames en pensant qu’ils sont forcément mieux que ceux à
quatre… et là, c’est beaucoup moins drôle, quand on y pense.
Mais revenons à mes vendeurs par correspondance. Pour espérer
vendre, il faut qu’ils nous écrivent. Certains, comme l’allemand Peter Hahn, n’hésitent
pas à envoyer tout au long de l’année de multiples catalogues sur papier épais,
luxueusement garnis de riches photos. Les prix sont à l’avenant (comprenez :
démentiels), même si la qualité est excellente. D’autres, sachant que, la
plupart du temps, leurs clients occasionnels, voire habituels, ont tendance à
mettre directement à la poubelle, sans les ouvrir, les plis qu’ils leur envoient,
s’assignent tout d’abord pour tâche de passer cet obstacle : autrement
dit, de capter l’attention du client potentiel afin de le convaincre d’ouvrir l’enveloppe
au lieu de la jeter.
Qu’allons-nous bien pouvoir écrire sur l’enveloppe pour
convaincre le client/la cliente de l’ouvrir?
Dans ce domaine, les vendeurs rivalisent d’imagination et se
renouvellent sans cesse. Par exemple, le truc du « Madame Machin, oui,
oui, nous vous l’annonçons officiellement, vous avez gagné à notre grand tirage…
bla bla bla… ». En fait, on découvrait à l’intérieur que tout ce qu’on avait
gagné, c’était le droit de participer au tirage au sort qui, parmi 15 millions
d’autres clients, allait désigner l’heureuse gagnante du weekend tous frais
payés à Hazebrouck! Ce stratagème-là est aujourd’hui éculé, dépassé, passé de
mode, seules les maisons les plus ringardes osent encore le pratiquer.
Cela me rappelle d’ailleurs cette proclamation imbécile que
faisait Carrefour, il y a quelques années : pour tenter de convaincre les
clients qu’ils n’allaient pas devoir attendre longtemps en caisse (un fléau
pour les clients des hypermarchés), ils avaient tracé une ligne bleue au sol, à
cinq ou six mètres des caisses, et annonçaient fièrement: «Dès que vous êtes
au-delà de la ligne bleue [comprendre : quand il commence à y avoir pas
mal de monde avant vous], nous nous mobilisons pour vous ouvrir d’autres
caisses». Vous avez noté la subtilité? Le client qui lit cela, pense que d’autres
caisses vont être aussitôt ouvertes… mais pas du tout! Ils «se mobilisent» pour
le faire, pas davantage. Ça veut dire quoi, en pratique, «se mobiliser»? Ah,
ça, on se garde bien de vous le préciser… Donc, ils «se mobilisent», OK, super…
mais pendant ce temps-là, vous poireautez toujours, car les «autres caisses» ne
sont toujours pas ouvertes… Ils y réfléchissent, probablement… Combien de temps
cela va-t-il prendre? Comme pour refroidir le canon, ça va prendre… «un certain
temps»! Ils sont mobilisés, c’est déjà bien.
Cette campagne a été retirée peu après, Carrefour ayant, on
l’espère (mais ce n’est pas sûr), pris conscience de la stupidité intrinsèque de
la chose, et les lignes bleues s’effacent peu à peu sur le sol des magasins,
tristes reliques de la bêtise humaine.
Mais je m’égare, une fois de plus. J’en étais au fait que, pour
un vendeur par correspondance, le premier défi est d’éviter que son envoi soit
mis à la poubelle sans même que l’enveloppe soit ouverte. Et à ce sujet, la
société Daxon a fait preuve d’une originalité qui m’a copieusement hilaré, si j’ose
ce néologisme qui ne va pas plaire au correcteur orthographique de Word.
Cette innovation créative consiste dans l’apposition, sur l’enveloppe,
d’un cadre rectangulaire rouge, bien visible mais réaliste, comportant la
mention « Objet », et se présentant exactement comme si l’enveloppe
avait été tamponnée spécialement à la main. À l’intérieur du cadre, se trouve
la phrase «Anomalie de classe 6», paraissant avoir été écrite à la main à l’encre
bleue. Le tout est exécuté de la manière la plus réaliste possible afin de faire
croire aux neuneus que, vraiment, des êtres humains se sont donné la peine,
juste avant l’envoi, de tamponner spécialement notre enveloppe à nous, afin d’attirer
notre attention sur cette mystérieuse «Anomalie de classe 6» que nous
présenterions.
Diable ! Voilà bien de quoi nous alerter, et nous
pousser à ouvrir l’enveloppe, non ? C’est le but recherché.
Bien entendu, en l’examinant de près, on constate que cadre
rouget et mention à la soi-disant encre bleue ont en vérité été simulés sur
ordinateur, et imprimés sur des dizaines de milliers d’enveloppes envoyées dans
le même mailing. Il n’y a rien de
personnalisé là-dedans.
Arrêtons-nous un instant sur la « classe »
retenue. L’objet est, on le sait, de pousser la cliente à ouvrir l’enveloppe,
rien d’autre. Il faut éviter à tout prix qu’elle parte directement à la
poubelle. Il faut donc mettre la cliente en alerte, voire l’inquiéter
légèrement, afin que l’ouverture de l’enveloppe se fasse de manière quasiment
réflexe. Donc, non seulement il faudra que la cliente croie qu’elle est en
anomalie, mais encore faut-il qualifier cette anomalie pour lui donner du
sérieux: attention, ça ne rigole pas! Vous avez un problème! Dans ce but, une
fois le mot «anomalie» choisi (excellent choix: on déteste se sentir «anormal»),
vaut-il mieux l’appeler «de classe 1», ou au contraire «de classe 4, 5 ou 6»?
On imagine les débats passionnés qui ont pu agiter les
marketeurs sur ce sujet poignant. Peut-être l’ont-ils, au bout du compte, joué
à pile ou face.
Toujours est-il que ça fonctionne : la cliente,
vaguement inquiète, ouvre l’enveloppe. Obstacle n°1 franchi.
À l’intérieur, on retrouve le même cadre et la même mention,
en légèrement plus petit, avec des couleurs plus éteintes. On a même poussé le
raffinement jusqu’à déplacer légèrement la mention manuscrite à l’intérieur du
cadre, pour accentuer la fausse personnalisation, mais quand on examine le
texte lui-même, on s’aperçoit, comme on s’en doutait, qu’il est exactement
identique à celui de l’enveloppe, en légèrement plus petit. C’est la même
police de caractères, ou la même phrase manuscrite numérisée, qui a été
utilisée deux fois.
Admirant le raffinement dont Daxon a jusqu’ici fait preuve
pour nous embobiner, on se délecte à la pensée de ce qu’on va lire ensuite :
c’est quoi, cette fameuse anomalie qui semble nous concerne de manière si
personnelle?
On ne va pas être déçu par le niveau de neuneuserie, je vous
le promets.
En effet, on apprend rapidement que l’anomalie de classe 6,
ce n’est rien de moins que l’«expiration des avantages client»! Si, si.
Horreur! Nos avantages client ont-ils donc expiré? Mais comment une telle
catastrophe a-t-elle pu survenir? Hélas! Tout est de notre faute! On nous
explique que «depuis quelque temps […] nous n’avons pas eu de nouvelles» (comprendre :
on ne leur a rien acheté depuis trop longtemps à leur gré), et (affirme l’auteur
de cette lettre d’anthologie, à savoir le Directeur des Relations Clientèle) «je
suis assez attristé de cette situation»…! Tu m’étonnes. Sortez vos mouchoirs!
Qu’on se rassure: non, nos avantages client n’ont pas
expiré, et comme dans Zorro, on sera sauvé à la dernière seconde. Je sais, on s’en
doutait un peu. En effet, le Directeur Relations Clientèle, personne visiblement
fort importante chez Daxon puisque doté de trois majuscules, a «demandé au
service informatique de [lui] permettre (sans la permission du service
informatique, le monsieur aux Trois Majuscules n’aurait sûrement pas eu le
droit) de [nous] faire un dernier rappel des avantages qui [nous] concernent…»
Ouf! on respire! Nos avantages sont «exceptionnellement prolongés»… Pour compenser
la négligence qui nous a bêtement fait tomber en «anomalie de classe 6», dépêchons-nous
de commander quelque chose!
Et le pire, c’est qu’il doit bien y avoir des client(e)s
avec qui ce genre de truc marche! Mais vraiment, par moment, j’aimerais être
une petite souris pour pouvoir assister discrètement à certaines réunions
marketing chez Daxon!