L’Église expliquée textuellement
À Rome, comme chacun le sait, il y a beaucoup d’églises. Par
ailleurs, Rome se vante d’avoir inventé l’écriture telle que nous la
connaissons, à telle enseigne que ces lettres que vous lisez en ce moment
s’appellent « caractères romains ». Bon, à dire vrai, ce ne sont pas
vraiment les Romains qui en sont les inventeurs mais plutôt les Étrusques auxquels on doit les premiers
caractères « romains »… Pour preuve, la célébrissime fibule de
Preneste, illustrée ci-dessous, et en laquelle on voit la plus ancienne
manifestation écrite de nos actuels caractères dits « romains » :
La fibule de Preneste (photo © Musée Luigi Pigorini) |
D’accord, les caractères employés par les Étrusques étaient
quand même assez différents des nôtres, et le fait que ces gars-là écrivaient
de droite à gauche n’arrange pas les choses… Bref, où en étais-je ?
Ah ! oui : les Romains aimaient bien écrire. De tous temps, ils ont
bien aimé écrire, et ça ne s’est pas arrangé à la Renaissance et à l’époque du
Baroque, à telle enseigne qu’ils ont cru devoir légender bon nombre de leurs
églises, d’écrire dessus de quoi il s’agissait, de peur qu’on ne le sache
pas !
Le Panthéon, déjà légendé (« Marcus Agrippa, consul pour la 3e fois, édifia ce bâtiment ») |
Vous imaginez une belle légende au fronton de la
cathédrale de Chartres, ou de celle de Reims, expliquant que cette cathédrale a
été bâtie de telle date à telle date par tel ou tel en telles
circonstances ? Ce serait plutôt incongru. Eh bien, à Rome, c’était tout à
fait à la mode : non seulement St Pierre de Rome est dotée d’une telle
« explication de texte », mais aussi St Jean de Latran et bon nombre
d’églises mineures de la Ville Éternelle. « Ils sont fous, ces Romains » ?
La basilique St Pierre, dûment légendée... |
... et St Jean de Latran aussi... |
... précisant même, pour le cas où on l’aurait oublié, qu’'il s’agit ici de l’église mère et maîtresse de toutes les églises de la ville et du monde ! |
Les incohérences de la foi
Comme Dan Brown —OK, choisissons une source plus fiable :
disons Umberto Eco— vous le confirmera avec enthousiasme, la doctrine de l’Église catholique
a connu bien des errements et des revirements au cours des siècles. J’en ai
tout récemment eu sous les yeux un exemple particulièrement criant, en visitant
les appartements de Jules II au Vatican et en m’extasiant comme il se doit
devant le chef-d’œuvre de Raphaël, L’École
d’Athènes, pièce maîtresse de la décoration murale commandée par le pape,
successeur d’Alexandre vi Borgia
qui refusait absolument d’habiter les appartements occupés par un prédécesseur
aussi dépravé.
Or donc, L’École
d’Athènes est une fresque énorme, peuplée de toutes les grandes figures de
la pensée antique, auxquelles a parfois été donnée la tête de célébrités
contemporaines du peintre, comme Michel-Ange (qui travaillait simultanément au
plafond de la Sixtine), voire Raphaël lui-même.
Soudain, en examinant l’œuvre, un détail me
frappe : cette fresque a été peinte entre 1509 et 1512. Plus de cent ans
plus tard, Galilée, ayant risqué sa tête pour avoir proclamé que la Terre était
ronde et pas plate, et qu’elle tournait autour du Soleil et non l’inverse,
devra abjurer publiquement cette hérésie pour troquer la peine de mort qui lui
était promise contre un « simple » enfermement à vie, commué par le
pape en assignation à résidence… Donc, dans les années 1630, un des plus grands
esprits scientifiques de tous les temps manquait de peu de se faire raccourcir
(ou allonger, selon la méthode employée) pour oser prétendre que notre planète
tenait plus de l’orange que de la crêpe, et voilà que, sous mes yeux ébahis,
Raphaël, un siècle plus tôt, plaçait tranquillement une sphère terrestre
parfaitement reconnaissable entre les mains d’un des personnages de L’École d’Athènes (Ptolémée ?), en
plein milieu des appartements privés du pape, et cela en toute impunité !
Au contraire, son œuvre était universellement acclamée par tous les dignitaires
de l’Église qui eurent l’occasion de l’admirer…!
L’École d’Athènes dans son ensemble |
Quand j’en fis la remarque à notre guide, il
regarda le mur d’un air abasourdi, découvrant visiblement ce détail pour la
première fois. Il me félicita pour mon regard acéré (j’ai eu excuse : je
pratique la photo), et la seule explication qu’il put offrir était que Jules II
était « un pape très large d’esprit » ! J’imagine… Allez dire ça
à Galilée !
Restaurateurs : comment appâter le client
Nous sommes en fin de matinée, il fait une chaleur de bête
et je suis attablé à l’ombre à la petite terrasse d’un petit bistrot de
quartier, face à l’église San Clemente, où je déguste un soda bien frais. Ce
bistrot étale fièrement sur son store les appellations wine bar et spaghetteria,
ce qui montre au minimum un peu d’ambition culinaire. À un certain moment, soet
une dame entre deux âges, vêtue d’un tablier de cuisinière, qui vient prendre
le frais sur le pas de la porte en discutant avec le serveur. On se dit :
« Ah ! voici la mamma qui
est aux fourneaux, elle a une bonne tête, la cuisine doit être bonne, je vais
peut-être me laisser tenter par une bonne assiette de pâtes… »
C’est à cet instant qu’elle écarte les bras qu’elle tenait
croisés sous sa poitrine, dévoilant ainsi… une inscription, même pas discrète,
figurant sur son tablier, et proclamant, outre le nom et le logo d’une société,
la mention « Sorgelati
precucinati », autrement dit « surgelés précuits » !
Ce cadeau de fournisseur vient de nous renseigner sans
erreur possible sur la provenance des mets qu’on va nous proposer de déguster…
Comme vous pouvez le supposer, j’ai payé mon Coca et suis parti sans demander
mon reste.
No foto !
Nos amis italiens sont dotés à la fois d’un instinct
commercial aigu, et d’une naïveté parfois désarmante devant les réalités de la
vie. Par exemple, alors que l’on peut en toute liberté photographier exactement
ce qu’on veut à l’intérieur de toutes les églises, à commencer par St
Pierre-de-Rome, photo et vidéo sont très clairement interdites dans certaines
parties de certaines églises, non pas en raison de l’intérêt artistique ou
religieux intrinsèque de ce qui s’y trouve, mais du fait du chiffre d’affaires
touristique espéré.
Ainsi par exemple, dans l’église Santa Maria della Vittoria,
se trouve une statue représentant L’extase
de Sainte Thérèse, superbe travail du Bernin et d’autant plus remarquable
et étrange que la sainte d’Avila y est représentée en proie à une « extase »
à l’évidence sexuelle, en compagnie d’un ange aux intentions ambiguës, flèche
de feu en main. Cette particularité, bien connue des amateurs d’art, est
d’ailleurs parfaitement en accord avec les mots de la sainte elle-même, qui
décrit ce moment en parlant d’un « long
dard en or »
manié par un ange qui « le plongeait
au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on
aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière
embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me
faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. Mais la suavité causée par ce
tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni
se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle.
Elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque
peu, et même beaucoup. C’est un échange d’amour si suave entre Dieu et l’âme,
que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui
n’ajouteraient pas foi à ma parole. Les jours que durait cette faveur, j’étais
comme hors de moi. J’aurais voulu ne rien voir et ne point parler, mais
savourer mon tourment, car il était pour moi une gloire au-dessus de toutes les
gloires d’ici-bas. » (Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, chapitre XXIX, 13).
Bref,
on le voit, pas forcément le truc à faire lire à de catéchisantes d’une
douzaine d’années…
J’ai écrit que cette particularité, quand même assez
remarquable, était bien connue des amateurs d’art, car il est vrai que, jusqu’à
ces dernières années, elle était passée totalement inaperçue du grand public.
Les choses ont changé avec le succès mondial d’Anges et démons, de Dan Brown, et du film éponyme qui, dans le
sillage du Da Vinci Code, a montré au
plus grand nombre que même les sculpteurs officiels du Vatican savaient faire
preuve d’audace lorsque les circonstances le permettaient.
Bref, et pour en revenir à l’instinct commercial bien affûté
des Italiens, il est, comme à l’habitude, permis de photographier partout dans
l’église Santa Maria della Vittoria... sauf, bien entendu, dans la petite
chapelle latérale qui contient L’extase
de Sainte Thérèse ! Ben voyons… Sinon, hein, comment on vendrait nos
beaux livres illustrés qui disent tout sur cette belle église en général (don t
tout le monde se fiche), et en particulier de la statue du Bernin (seul
véritable argument de vente des beaux livres en question) ?
Autant dire que je n’ai pu prendre que quelques images à la
sauvette…!
Détail (parlant, si j’ose dire) de L’Extase de Sainte Thérèse |
Vous me direz, tout cela est de bonne guerre, les taxes
touristiques de 2 ou 3 euros (jusqu’à 5 euros à Sienne!) par personne et par
nuit n’y suffisent plus, faut bien que tout le monde mange, etc. Et, il y a bien
aussi à Rome des gens qui exploitent intelligemment la célébrité des lieux
danbrownesques, comme par exemple les organisateurs des « nuits
d’été » au Château Saint-Ange, qui vous font visiter le célèbre passetto (photos autorisées), et vous
laissent d’une manière générale déambuler tout à votre guise et totalement seul
dans ce magnifique et énorme bâtiment chargé d’histoire, où vous pouvez vous
imaginer revivant les aventures de vos héros préférés sans que personne vienne
jamais vous crier dans les oreilles « No foto ! »
Le château Saint-Ange depuis le passetto |
Saint-Pierre-de-Rome depuis la terrasse du château Saint-Ange |
Là où les choses prennent un tour franchement exagéré, c’est
lorsque les marchands du Temple suivent la piste de Dan Brown au-delà de ce que
Dan Brown a lui-même écrit, et poursuivent les touristes photographes bien
au-delà de la dernière ligne de la dernière page d’Anges et démons.
Ainsi, certains critiques et guides touristiques bien
informés ont, notamment sur internet, fait remarquer que l’approche, disons au
minimum très ambiguë adoptée par le Bernin avec sa Sainte Thérèse (pour laquelle certains prétendent qu’il aurait pris
sa propre maîtresse pour modèle), n’était pas un cas unique, puisque l’artiste
avait réitéré vingt ans plus tard (perseverare
diabolicum ?) avec une statue représentant cette fois la bienheureuse
(elle en a l’air) Ludovica Albertoni, dans une posture tout à fait semblable,
et toujours aussi peu orthodoxe.
Cette seconde statue se trouve dans l’église San Francesco a
Ripa, dans le quartier du Trastevere, église parfaitement banale, située hors
des sentiers touristiques, et dans laquelle l’on peut photographier à loisir… sauf
bien entendu cette œuvre du Bernin, suivie à la trace par quelque
censeur internaute et persévérant, et devant laquelle on a apposé un gros
écriteau « NO PHOTOS – NO VIDEO » !
Et pourtant (et c’est là qu’on en vient à la naïveté
désarmante), il n’y a pas en vue le moindre ouvrage illustré sur cette église,
ni le moindre kiosque ayant des airs de boutique de souvenirs, ni d’ailleurs le
moindre être humain pour essayer de nous les vendre ! Ah là là ! Que
serait l’Italie sans l’imagination des Italiens ? Il y a quand même des
moments où l’on se dit que les inquisiteurs ne sont pas tous morts, et qu’il
n’en faudrait pas beaucoup pour que certaines de leurs méthodes refassent
promptement surface.
La bienheureuse Ludovica, autre chef-d’œuvre de Bernini : no foto ! |
La haine des sacs à dos (et de l’organisation)
Pour en terminer avec ces morceaux choisis romains, je vous
emmène à Florence, ville que j’ai visitée à de nombreuses reprises mais où je
me rendais cette fois dans un but bien déterminé : voir (et si possible
photographier) la fameuse œuvre monumentale de Vasari, La bataille de Marciano, installée sur l’un des murs de la Salle
des Cinq-Cents dans le Palais de la Seigneurie.
Ce tableau, en lui-même, n’a rien de remarquable. C’est du
Vasari pur sucre, correct, besogneux, servant bien ses maîtres, sans génie.
Vasari était meilleur comme critique d’art que comme artiste. Mais là où cette
œuvre devient intéressante, et même passionnante, c’est que, comme certains
d’entre vous le savent sans doute déjà, elle aurait été peinte par Vasari
par-dessus un pur chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, La bataille d’Anghiari, que d’innombrables artistes avaient vue et
vantée à l’époque, à telle enseigne que Rubens lui-même en avait réalisé une
copie ! Et puis, essentiellement pour des raisons politiques, cette
représentation était tombée en défaveur, et les nouveaux maîtres du lieu
avaient demandé à Vasari d’illustrer plutôt leurs exploits à eux, en peignant
par-dessus la fresque de Léonard.
Là où les choses deviennent véritablement fascinantes, c’est
qu’un académicien génial, intuitif et passionné, véritable Indiana Jones de la
vraie vie, Maurizio Seracini, a trouvé des indices permettant de penser que
Vasari avait été, à l’époque, incapable de détruire le chef-d’œuvre de Léonard.
Il aurait donc fait élever, à quelques centimètres du mur d’origine, une sorte
de fausse cloison de briques sur laquelle il aurait peint sa Bataille de Marciano, préservant ainsi,
pour les générations futures, la fresque dont certains pensent qu’elle pourrait
être la plus magnifique œuvre laissée par le maître florentin, loin devant La Joconde.
Le signe de piste le plus évident laissé par Vasari serait
une mention, écrite de sa main dans un recoin de la Bataille de Marciano : Cerca,
trova, c’est-à-dire « qui cherche, trouve ». Cet écrit sibyllin,
absolument sans intérêt et parfaitement hors contexte par rapport à la scène
guerrière qui le contient, trouve en revanche tout son intérêt s’il s’agit d’un
« marqueur » laissé à l’intention d’éventuelles personnes
intéressées, dans le futur… On le voit, pas besoin de Dan Brown pour que la vie
nous concocte de véritables et passionnants mystères.
Détail de La Bataille de Marciano (DR) |
Or donc, depuis des années, Seracini, notamment avec l’aide
de la fondation National Geographic, a réalisé des sondages et autres
recherches non destructives sur l’œuvre de Vasari, qui laissent à penser que La Bataille d’Anghiari est toujours bien
là, derrière, intacte (hormis bien sûr pour ce qui est des outrages du temps).
Je me faisais donc un plaisir de rendre photographiquement hommage à la
prévoyance et à l’honorabilité de Vasari qui, du coup, était remonté de plusieurs
crans dans mon estime, et en particulier d’immortaliser son génial, encore que
biblique, Cerca, trova. Que l’usage
du flash soit interdit, comme ce serait probable, ne me gênait pas : avec
un Nikon D3s, j’étais prêt à affronter toutes les basses lumières qu’on
voudrait.
Première épreuve, dès l’arrivée à la billetterie (mais après
avoir acheté le billet, quand même, n’oublions pas le « sens commercial
aigu » dont nous parlions plus haut…) : les sacs à dos sont
interdits ! Le mien est un petit Eastpak en cuir noir, juste assez grand
pour contenir deux objectifs et quelques babioles, le troisième objectif et le
boîtier étant portés à l’épaule. Il est nettement plus petit que certains des
volumineux sacs à main/besaces avec lesquels certaines dames passent
tranquillement le contrôle, ce que je ne manque pas de souligner, mais en
vain : selon une logique bien italienne, sachez-le, le Palazzo Vecchio de
Florence fait clairement du racisme anti-sacs à dos. Donc, à déposer à la
consigne… Le truc, c’est que, comme on est en Italie, il existe forcément un
itinéraire de contournement qui va vous permettre d’arriver sensiblement
au même résultat, c’est-à-dire faire
comme si vous aviez encore votre sac à dos, tout en l’ayant laissé au vestiaire. Ainsi, on sauve la face
vis-à-vis du regolamento. En
l’espèce, il suffit de demander à la dame du vestiaire un ou deux des sacs en plastique
souple gratuits qu’on conserve à l’intention des visiteurs, et d’y transférer
le contenu dont vous aurez besoin pendant la visite.
Jusque
là, tout allait bien, hormis une pointe d’énervement.
Ça s’est gâté en arrivant dans la Salle des
Cinq-Cents. Je sais ce que vous pensez, mais non, la photo n’était pas interdite.
C’était quasiment pire que ça : la quasi-intégralité de la fresque de
Vasari était recouverte par une gigantesque bâche dûment siglée National Geographic !
Et vous pensez qu’ils auraient eu l’idée de le signaler, en bas (si possible avant
d’acheter son billet), fut-ce au moyen d’une affichette ? Bien sûr que non,
ce serait trop simple ! Payez toujours, Dieu reconnaîtra les siens !
Et ce bâchage terriblement frustrant (même s’il est là pour la bonne cause,
celle des recherches de Seracini), il va rester jusqu’à quand ? Il y avait
deux guides, pas moins, dans la salle, mais bien sûr, aucun n’en avait la
moindre idée…
NO
FOOOOTOOOO !!!!
Pffff...! |