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dimanche 26 août 2012

Rome, morceaux choisis


L’Église expliquée textuellement

À Rome, comme chacun le sait, il y a beaucoup d’églises. Par ailleurs, Rome se vante d’avoir inventé l’écriture telle que nous la connaissons, à telle enseigne que ces lettres que vous lisez en ce moment s’appellent « caractères romains ». Bon, à dire vrai, ce ne sont pas vraiment les Romains qui en sont les inventeurs mais plutôt les Étrusques auxquels on doit les premiers caractères « romains »… Pour preuve, la célébrissime fibule de Preneste, illustrée ci-dessous, et en laquelle on voit la plus ancienne manifestation écrite de nos actuels caractères dits « romains » :

La fibule de Preneste (photo © Musée Luigi Pigorini)

D’accord, les caractères employés par les Étrusques étaient quand même assez différents des nôtres, et le fait que ces gars-là écrivaient de droite à gauche n’arrange pas les choses… Bref, où en étais-je ? Ah ! oui : les Romains aimaient bien écrire. De tous temps, ils ont bien aimé écrire, et ça ne s’est pas arrangé à la Renaissance et à l’époque du Baroque, à telle enseigne qu’ils ont cru devoir légender bon nombre de leurs églises, d’écrire dessus de quoi il s’agissait, de peur qu’on ne le sache pas !

Le Panthéon, déjà légendé
(« Marcus Agrippa, consul pour la 3e fois, édifia ce bâtiment »)
 
Vous imaginez une belle légende au fronton de la cathédrale de Chartres, ou de celle de Reims, expliquant que cette cathédrale a été bâtie de telle date à telle date par tel ou tel en telles circonstances ? Ce serait plutôt incongru. Eh bien, à Rome, c’était tout à fait à la mode : non seulement St Pierre de Rome est dotée d’une telle « explication de texte », mais aussi St Jean de Latran et bon nombre d’églises mineures de la Ville Éternelle. « Ils sont fous, ces Romains » ?

La basilique St Pierre, dûment légendée...
... et St Jean de Latran aussi...
... précisant même, pour le cas où on l’aurait oublié, qu’'il s’agit ici de
l’église mère et maîtresse de toutes les églises de la ville et du monde !

  

Les incohérences de la foi

Comme Dan Brown —OK, choisissons une source plus fiable : disons Umberto Eco— vous le confirmera avec enthousiasme, la doctrine de l’Église catholique a connu bien des errements et des revirements au cours des siècles. J’en ai tout récemment eu sous les yeux un exemple particulièrement criant, en visitant les appartements de Jules II au Vatican et en m’extasiant comme il se doit devant le chef-d’œuvre de Raphaël, L’École d’Athènes, pièce maîtresse de la décoration murale commandée par le pape, successeur d’Alexandre vi Borgia qui refusait absolument d’habiter les appartements occupés par un prédécesseur aussi dépravé.

Or donc, L’École d’Athènes est une fresque énorme, peuplée de toutes les grandes figures de la pensée antique, auxquelles a parfois été donnée la tête de célébrités contemporaines du peintre, comme Michel-Ange (qui travaillait simultanément au plafond de la Sixtine), voire Raphaël lui-même.

Soudain, en examinant l’œuvre, un détail me frappe : cette fresque a été peinte entre 1509 et 1512. Plus de cent ans plus tard, Galilée, ayant risqué sa tête pour avoir proclamé que la Terre était ronde et pas plate, et qu’elle tournait autour du Soleil et non l’inverse, devra abjurer publiquement cette hérésie pour troquer la peine de mort qui lui était promise contre un « simple » enfermement à vie, commué par le pape en assignation à résidence… Donc, dans les années 1630, un des plus grands esprits scientifiques de tous les temps manquait de peu de se faire raccourcir (ou allonger, selon la méthode employée) pour oser prétendre que notre planète tenait plus de l’orange que de la crêpe, et voilà que, sous mes yeux ébahis, Raphaël, un siècle plus tôt, plaçait tranquillement une sphère terrestre parfaitement reconnaissable entre les mains d’un des personnages de L’École d’Athènes (Ptolémée ?), en plein milieu des appartements privés du pape, et cela en toute impunité ! Au contraire, son œuvre était universellement acclamée par tous les dignitaires de l’Église qui eurent l’occasion de l’admirer…!

L’École d’Athènes dans son ensemble
Les fameuses sphères (terrestre et céleste). Notez le personnage qui nous
regarde à l’arrière-plan: parmi les dizaines d’acteurs de cette scène, seuls
deux ont le regard dirigé sur nous, et celui-ci a les traits de Raphaël lui-même

Quand j’en fis la remarque à notre guide, il regarda le mur d’un air abasourdi, découvrant visiblement ce détail pour la première fois. Il me félicita pour mon regard acéré (j’ai eu excuse : je pratique la photo), et la seule explication qu’il put offrir était que Jules II était « un pape très large d’esprit » ! J’imagine… Allez dire ça à Galilée !



Restaurateurs : comment appâter le client

Nous sommes en fin de matinée, il fait une chaleur de bête et je suis attablé à l’ombre à la petite terrasse d’un petit bistrot de quartier, face à l’église San Clemente, où je déguste un soda bien frais. Ce bistrot étale fièrement sur son store les appellations wine bar et spaghetteria, ce qui montre au minimum un peu d’ambition culinaire. À un certain moment, soet une dame entre deux âges, vêtue d’un tablier de cuisinière, qui vient prendre le frais sur le pas de la porte en discutant avec le serveur. On se dit : « Ah ! voici la mamma qui est aux fourneaux, elle a une bonne tête, la cuisine doit être bonne, je vais peut-être me laisser tenter par une bonne assiette de pâtes… »

C’est à cet instant qu’elle écarte les bras qu’elle tenait croisés sous sa poitrine, dévoilant ainsi… une inscription, même pas discrète, figurant sur son tablier, et proclamant, outre le nom et le logo d’une société, la mention « Sorgelati precucinati », autrement dit « surgelés précuits » !

Ce cadeau de fournisseur vient de nous renseigner sans erreur possible sur la provenance des mets qu’on va nous proposer de déguster… Comme vous pouvez le supposer, j’ai payé mon Coca et suis parti sans demander mon reste.



No foto !

Nos amis italiens sont dotés à la fois d’un instinct commercial aigu, et d’une naïveté parfois désarmante devant les réalités de la vie. Par exemple, alors que l’on peut en toute liberté photographier exactement ce qu’on veut à l’intérieur de toutes les églises, à commencer par St Pierre-de-Rome, photo et vidéo sont très clairement interdites dans certaines parties de certaines églises, non pas en raison de l’intérêt artistique ou religieux intrinsèque de ce qui s’y trouve, mais du fait du chiffre d’affaires touristique espéré.

Ainsi par exemple, dans l’église Santa Maria della Vittoria, se trouve une statue représentant L’extase de Sainte Thérèse, superbe travail du Bernin et d’autant plus remarquable et étrange que la sainte d’Avila y est représentée en proie à une « extase » à l’évidence sexuelle, en compagnie d’un ange aux intentions ambiguës, flèche de feu en main. Cette particularité, bien connue des amateurs d’art, est d’ailleurs parfaitement en accord avec les mots de la sainte elle-même, qui décrit ce moment en parlant d’un « long dard en or » manié par un ange qui « le plongeait au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle. Elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange d’amour si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi à ma parole. Les jours que durait cette faveur, j’étais comme hors de moi. J’aurais voulu ne rien voir et ne point parler, mais savourer mon tourment, car il était pour moi une gloire au-dessus de toutes les gloires d’ici-bas. » (Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, chapitre XXIX, 13).

Bref, on le voit, pas forcément le truc à faire lire à de catéchisantes d’une douzaine d’années…

J’ai écrit que cette particularité, quand même assez remarquable, était bien connue des amateurs d’art, car il est vrai que, jusqu’à ces dernières années, elle était passée totalement inaperçue du grand public. Les choses ont changé avec le succès mondial d’Anges et démons, de Dan Brown, et du film éponyme qui, dans le sillage du Da Vinci Code, a montré au plus grand nombre que même les sculpteurs officiels du Vatican savaient faire preuve d’audace lorsque les circonstances le permettaient.

Bref, et pour en revenir à l’instinct commercial bien affûté des Italiens, il est, comme à l’habitude, permis de photographier partout dans l’église Santa Maria della Vittoria... sauf, bien entendu, dans la petite chapelle latérale qui contient L’extase de Sainte Thérèse ! Ben voyons… Sinon, hein, comment on vendrait nos beaux livres illustrés qui disent tout sur cette belle église en général (don t tout le monde se fiche), et en particulier de la statue du Bernin (seul véritable argument de vente des beaux livres en question) ?

Autant dire que je n’ai pu prendre que quelques images à la sauvette…!

Détail (parlant, si j’ose dire) de L’Extase de Sainte Thérèse

Vous me direz, tout cela est de bonne guerre, les taxes touristiques de 2 ou 3 euros (jusqu’à 5 euros à Sienne!) par personne et par nuit n’y suffisent plus, faut bien que tout le monde mange, etc. Et, il y a bien aussi à Rome des gens qui exploitent intelligemment la célébrité des lieux danbrownesques, comme par exemple les organisateurs des « nuits d’été » au Château Saint-Ange, qui vous font visiter le célèbre passetto (photos autorisées), et vous laissent d’une manière générale déambuler tout à votre guise et totalement seul dans ce magnifique et énorme bâtiment chargé d’histoire, où vous pouvez vous imaginer revivant les aventures de vos héros préférés sans que personne vienne jamais vous crier dans les oreilles « No foto ! »

Le château Saint-Ange depuis le passetto
Saint-Pierre-de-Rome depuis la terrasse du château Saint-Ange
 
 Là où les choses prennent un tour franchement exagéré, c’est lorsque les marchands du Temple suivent la piste de Dan Brown au-delà de ce que Dan Brown a lui-même écrit, et poursuivent les touristes photographes bien au-delà de la dernière ligne de la dernière page d’Anges et démons.

Ainsi, certains critiques et guides touristiques bien informés ont, notamment sur internet, fait remarquer que l’approche, disons au minimum très ambiguë adoptée par le Bernin avec sa Sainte Thérèse (pour laquelle certains prétendent qu’il aurait pris sa propre maîtresse pour modèle), n’était pas un cas unique, puisque l’artiste avait réitéré vingt ans plus tard (perseverare diabolicum ?) avec une statue représentant cette fois la bienheureuse (elle en a l’air) Ludovica Albertoni, dans une posture tout à fait semblable, et toujours aussi peu orthodoxe.

Cette seconde statue se trouve dans l’église San Francesco a Ripa, dans le quartier du Trastevere, église parfaitement banale, située hors des sentiers touristiques, et dans laquelle l’on peut photographier à loisir… sauf bien entendu cette œuvre du Bernin, suivie à la trace par quelque censeur internaute et persévérant, et devant laquelle on a apposé un gros écriteau « NO PHOTOS – NO VIDEO » !

Et pourtant (et c’est là qu’on en vient à la naïveté désarmante), il n’y a pas en vue le moindre ouvrage illustré sur cette église, ni le moindre kiosque ayant des airs de boutique de souvenirs, ni d’ailleurs le moindre être humain pour essayer de nous les vendre ! Ah là là ! Que serait l’Italie sans l’imagination des Italiens ? Il y a quand même des moments où l’on se dit que les inquisiteurs ne sont pas tous morts, et qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour que certaines de leurs méthodes refassent promptement surface.

La bienheureuse Ludovica, autre chef-d’œuvre de Bernini : no foto !



La haine des sacs à dos (et de l’organisation)

Pour en terminer avec ces morceaux choisis romains, je vous emmène à Florence, ville que j’ai visitée à de nombreuses reprises mais où je me rendais cette fois dans un but bien déterminé : voir (et si possible photographier) la fameuse œuvre monumentale de Vasari, La bataille de Marciano, installée sur l’un des murs de la Salle des Cinq-Cents dans le Palais de la Seigneurie.

Ce tableau, en lui-même, n’a rien de remarquable. C’est du Vasari pur sucre, correct, besogneux, servant bien ses maîtres, sans génie. Vasari était meilleur comme critique d’art que comme artiste. Mais là où cette œuvre devient intéressante, et même passionnante, c’est que, comme certains d’entre vous le savent sans doute déjà, elle aurait été peinte par Vasari par-dessus un pur chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, La bataille d’Anghiari, que d’innombrables artistes avaient vue et vantée à l’époque, à telle enseigne que Rubens lui-même en avait réalisé une copie ! Et puis, essentiellement pour des raisons politiques, cette représentation était tombée en défaveur, et les nouveaux maîtres du lieu avaient demandé à Vasari d’illustrer plutôt leurs exploits à eux, en peignant par-dessus la fresque de Léonard.

Là où les choses deviennent véritablement fascinantes, c’est qu’un académicien génial, intuitif et passionné, véritable Indiana Jones de la vraie vie, Maurizio Seracini, a trouvé des indices permettant de penser que Vasari avait été, à l’époque, incapable de détruire le chef-d’œuvre de Léonard. Il aurait donc fait élever, à quelques centimètres du mur d’origine, une sorte de fausse cloison de briques sur laquelle il aurait peint sa Bataille de Marciano, préservant ainsi, pour les générations futures, la fresque dont certains pensent qu’elle pourrait être la plus magnifique œuvre laissée par le maître florentin, loin devant La Joconde.

Le signe de piste le plus évident laissé par Vasari serait une mention, écrite de sa main dans un recoin de la Bataille de Marciano : Cerca, trova, c’est-à-dire « qui cherche, trouve ». Cet écrit sibyllin, absolument sans intérêt et parfaitement hors contexte par rapport à la scène guerrière qui le contient, trouve en revanche tout son intérêt s’il s’agit d’un « marqueur » laissé à l’intention d’éventuelles personnes intéressées, dans le futur… On le voit, pas besoin de Dan Brown pour que la vie nous concocte de véritables et passionnants mystères.

Détail de La Bataille de Marciano (DR)

Or donc, depuis des années, Seracini, notamment avec l’aide de la fondation National Geographic, a réalisé des sondages et autres recherches non destructives sur l’œuvre de Vasari, qui laissent à penser que La Bataille d’Anghiari est toujours bien là, derrière, intacte (hormis bien sûr pour ce qui est des outrages du temps). Je me faisais donc un plaisir de rendre photographiquement hommage à la prévoyance et à l’honorabilité de Vasari qui, du coup, était remonté de plusieurs crans dans mon estime, et en particulier d’immortaliser son génial, encore que biblique, Cerca, trova. Que l’usage du flash soit interdit, comme ce serait probable, ne me gênait pas : avec un Nikon D3s, j’étais prêt à affronter toutes les basses lumières qu’on voudrait.

Première épreuve, dès l’arrivée à la billetterie (mais après avoir acheté le billet, quand même, n’oublions pas le « sens commercial aigu » dont nous parlions plus haut…) : les sacs à dos sont interdits ! Le mien est un petit Eastpak en cuir noir, juste assez grand pour contenir deux objectifs et quelques babioles, le troisième objectif et le boîtier étant portés à l’épaule. Il est nettement plus petit que certains des volumineux sacs à main/besaces avec lesquels certaines dames passent tranquillement le contrôle, ce que je ne manque pas de souligner, mais en vain : selon une logique bien italienne, sachez-le, le Palazzo Vecchio de Florence fait clairement du racisme anti-sacs à dos. Donc, à déposer à la consigne… Le truc, c’est que, comme on est en Italie, il existe forcément un itinéraire de contournement qui va vous permettre d’arriver sensiblement au  même résultat, c’est-à-dire faire comme si vous aviez encore votre sac à dos, tout en l’ayant laissé au vestiaire. Ainsi, on sauve la face vis-à-vis du regolamento. En l’espèce, il suffit de demander à la dame du vestiaire un ou deux des sacs en plastique souple gratuits qu’on conserve à l’intention des visiteurs, et d’y transférer le contenu dont vous aurez besoin pendant la visite.

Jusque là, tout allait bien, hormis une pointe d’énervement.

Ça s’est gâté en arrivant dans la Salle des Cinq-Cents. Je sais ce que vous pensez, mais non, la photo n’était pas interdite. C’était quasiment pire que ça : la quasi-intégralité de la fresque de Vasari était recouverte par une gigantesque bâche dûment siglée National Geographic ! Et vous pensez qu’ils auraient eu l’idée de le signaler, en bas (si possible avant d’acheter son billet), fut-ce au moyen d’une affichette ? Bien sûr que non, ce serait trop simple ! Payez toujours, Dieu reconnaîtra les siens ! Et ce bâchage terriblement frustrant (même s’il est là pour la bonne cause, celle des recherches de Seracini), il va rester jusqu’à quand ? Il y avait deux guides, pas moins, dans la salle, mais bien sûr, aucun n’en avait la moindre idée…

NO FOOOOTOOOO !!!!

Pffff...!

jeudi 12 avril 2012

Da Vinci Code : plaisir, rage et fatalisme


Puisqu’il n’est pas question que de photo sur ce blog, laissez-moi vous dire que j’ai récemment relu le Da Vinci Code, de Dan Brown, qui fit tant parler de lui (ainsi que le film —médiocre— qui en fut tiré) au cours de la décennie précédente.

Je l’ai relu avec plaisir, avec rage et avec un fatalisme amusé.

Plaisir parce que, avant tout, l’intrigue est bien conçue. Toutes les œuvres de fiction qui utilisent les ressorts des plus grands mystères de l’humanité stimulent notre imagination et nous font facilement rêver ; les mystères relatifs à l’existence d’un ou de plusieurs dieux en font partie, et si certaines intrigues mystérieuses que l’on pourrait peut-être construire à partir de la Torah, du Coran ou des textes bouddhiques ou taoïstes nous seraient évidemment plus absconses (il est curieux, d’ailleurs, qu’il n’y en ait pas, ou qu’on n’en ait pas entendu parler en Occident…), celles qui prennent le christianisme pour argument nous sont évidemment bien plus familières, que nous soyons croyants ou non. Dans le même genre, souvenez-vous comme l’intrigue d’Indiana Jones et la dernière Croisade fonctionnait bien : tout ce qui touche au mythe du Graal nous sollicite fortement, car c’est sans doute le chemin le plus connu par lequel l’homme pourrait espérer entrer en contact avec le divin supposé. Autant une description détaillée du Paradis céleste nous émouvra peu, puisque nous n’avons aucun espoir de pouvoir un jour l’expérimenter et en parler ensuite car nous ne pourrons y accéder, pour autant qu’il existe, qu’après notre mort, autant une description de la vie du Christ, qui a très probablement existé sur Terre, mais surtout une description de celles et ceux qui l’ont entouré, et de ses/leurs éventuels descendants, nous semble beaucoup plus palpable, tangible, surtout lorsqu’on ajoute, par exemple, que cette même descendance aurait pu se serait perpétuée jusqu’à nos jours.

Bref, tout ce qui offre une possibilité raisonnable de nous mettre en contact plus ou moins direct avec le divin avéré ou supposé, est un excellent argument de base pour une œuvre de fiction, avec ce risque omniprésent que l’intrigue parte trop fort ou monte trop haut, et que le dénouement, par contraste, apparaisse faiblard et tristement matériel, dépourvu du merveilleux qui nimbait l’intrigue à son début.

À cet égard, l’intrigue du Da Vinci Code ne déçoit pas, et c’est assez remarquable pour être souligné. Il y avait à la fin d’Indiana Jones et la dernière Croisade (film construit sur le même thème) une forme de déception, de letdown, de « tout ça pour ça ? », que j’ai ressentie aussi à la lecture du Miserere de Jean-Christophe Grangé (qui fonctionne sur un autre registre, mais lui aussi en lien avec le divin mystérieux). Pas de cela chez Dan Brown, qui parvient à donner à son dénouement une teinture de merveilleux qui ne déçoit pas, de même qu’avait pu le faire un autre romancier américain, Richard Ben Sapir, dans un merveilleux livre, Quest, passé totalement inaperçu lors de sa publication en 1987 et qui aurait sans doute fait un formidable film d’aventures si le décès de l’auteur, la même année, suivi de problèmes de succession, n’avait pas tué dans l’œuf tout projet de ce genre.

Un autre roman du même Ben Sapir, The Body, illustre d’ailleurs parfaitement ce concept d’une (trop) passionnante idée de départ qu’on ne parvient pas à mener à terme. Jugez-en : lors de travaux de construction à Jérusalem, les terrassiers mettent à jour une tombe antique, phénomène courant dans cette ville, mais qui entraîne forcément l’intervention des pouvoirs publics. Enquête préliminaire faite, une série de constatations scientifiques troublantes laisse à penser que cette tombe pourrait celle… du Christ. Problème : le corps du défunt (supposé ressusciter et monté aux cieux, rappelons-le pour ceux qui n’auraient pas suivi) est toujours à l’intérieur…! On imagine quelles perspectives passionnantes s’ouvrent dès lors pour le romancier… La suite ne tenait, hélas ! pas les promesses du début, et quant au film qui, cette fois, fut effectivement tiré du roman en 2011 avec Antonio Banderas, il était rigoureusement insipide, un nanar total.

Mais revenons au Da Vinci Code. L’intrigue, on l’a dit, est excellente. C’est plutôt bien écrit, en tous cas la version originale, car la traduction française est dans une langue beaucoup plus médiocre. Tout cela participe au plaisir de la relecture, presque dix ans après.

La rage, elle, provient, comme elle provenait déjà il y a dix ans, d’une accumulation de détails approximatifs, stupides, franchement erronés, et qu’il aurait pourtant été si facile d’éviter.

Ce genre de roman, même s’il part d’un argument appartenant au merveilleux (je dirais même : surtout s’il part d’un tel argument), doit se montrer d’une authenticité matérielle sans faille (enfin, autant que possible), afin d’ancrer dans une réalité tangible et vérifiable (bref : crédible) ses développements imaginaires forcément assez osés. En résumé, pour qu’on y croie, pour mettre fin au scepticisme initial du lecteur (ce que nos amis anglo-saxons appellent suspension of disbelief), le roman doit être irréprochable dans tout ce qu’il a de matériel et que le lecteur peut vérifier par lui-même. Or, c’est bien dans ce domaine que le Da Vinci Code pèche gravement —au contraire, par exemple, des Harry Potter qui, en dépit de leur prémisse totalement fantasmagorique, déploient une remarquable cohérence interne.

Je donnerai quelques exemples, parmi les plus criants.

Qui peut croire que les quatre personnes à la tête d’une organisation secrète aussi sécurisée que le Prieuré de Sion, détentrice du secret du Graal, vivent toutes les quatre dans la même ville (Paris), de telle sorte qu’il est commode de les assassiner tous en l’espace de quelques heures ? Même en oubliant l’assassin brownesque, ces quatre personnes, seules détentrices du secret, n’auraient-elles pas été à la merci du même cataclysme ou du même attentat terroriste, vivant toutes dans un espace de quelques kilomètres carrés ? Même à supposer que ces personnes soient toutes françaises, ce qui semble peu probable pour une organisation dont on nous montre par ailleurs le passé très cosmopolite, n’était-il pas de la plus élémentaire prudence qu’elles résident à plusieurs centaines de kilomètres l’une de l’autre, voire même dans des pays différents ?

Qui, ayant même brièvement visité Paris, peut croire que les voitures (fussent-elles de police) circulent au milieu du jardin des Tuileries, à l’exception bien entendu du passage du Carrousel ? Qui peut imaginer que Dan Brown n’ait pas été capable de décrire le véritable parcours urbain qui conduit de l’hôtel Ritz, place Vendôme, au musée du Louvre, ce dont n’importe quel lecteur, s’amusant à retracer cet itinéraire sur Google Maps, s’apercevra forcément ? Pourquoi faire l’insigne bêtise de placer la rue Haxo à côté du du stade Roland-Garros, alors qu’elle est à Belleville, à l’autre bout de Paris ? Pourquoi de telles incohérences géographiques élémentaires et si faciles à constater, sans parler de celles, sans doute plus nécessaires au développement de l’intrigue, concernant l’intérieur du musée du Louvre lui-même ? Dan Brown nous abreuve de détails sur le parquet soi-disant mythique de la Grande Galerie, puis nous démontre de manière criante que, loin de s’être donné le mal (le plaisir ?) de venir à Paris en repérage, il n’a même pas pris la peine de se procurer un plan de la ville. Certaines des erreurs les plus flagrantes ont d’ailleurs été fort à-propos expurgées de la traduction française…

Je passe sur le fait qu’un simple capitaine (répondant à l’improbable patronyme de Bézu Fache !) puisse être le patron de la police judiciaire et, bien sûr, sur les nombreuses autres approximations, erreurs factuelles et invraisemblances qui parsèment le livre et qui ont déjà été relevées des milliers de fois. Ce qui est véritablement rageant, c’est que dans leur immense majorité, elles auraient pu être évitées sans aucun dommage pour le déroulement de l’histoire, qui y aurait notablement gagné en termes de crédibilité.

Voilà donc pour la rage. Le fatalisme amusé, quant à lui, provient du fait que, finalement, toute l’histoire du Da Vinci Code est fondée sur l’existence de cette mystérieuse société secrète, le Prieuré de Sion, prétendument fondée au XIe siècle, et dont Dan Brown nous affirme, au début du livre, qu’elle existe réellement.

Le Da Vinci Code a été publié en 2003. Or, début 2000, décéda un certain Pierre Plantard, affabulateur et mythomane, qui avait créé le Prieuré de Sion en 1956 (c’est plus prosaïque que 1099 !) pour défendre les droits de locataires de HLM de la région d’Annemasse, ville de Savoie proche de laquelle se trouve une « colline de Sion ». Je disais « prosaïque » ? Le Plantard en question, interrogé dans le cadre d’une instruction judiciaire par le juge Jean-Pierre, avait reconnu plusieurs années auparavant que toute l’histoire du Prieuré de Sion était une affabulation, un canular créé de toutes pièces par lui-même et quelques acolytes dans le but de se faire reconnaître, lui, Plantard, comme descendant des Mérovingiens et, par eux, de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine… Excusez du peu, passons.

Ce canular, plutôt bien conçu pour quelqu’un d’une ampleur intellectuelle apparemment assez limitée (tel que le Pierre Plantard en question), abusa suffisamment trois Anglais, dans les années 1980, pour qu’ils construisent, pour l’essentiel (mais pas seulement) sur cette base, un grand succès de librairie avec leur livre Holy Blood, Holy Grail, que j’avais à l’époque lu avec un intérêt teinté de scepticisme. C’est de ce même livre que Dan Brown s’était très largement inspiré (y compris en référençant ses auteurs dans le Da Vinci Code au travers d’anagrammes de leurs patronymes), à telle enseigne que lesdits Anglais lui firent un procès, qu’ils perdirent d’ailleurs. Il faut dire qu’ils n’avaient rien… à perdre, justement.

Mais ce qui me semble important, c’est de souligner que si, à l’extrême rigueur, le canular du Prieuré de Sion avait pu abuser nos amis d’outre-Manche dans les années 1980, un auteur de fiction conduisant des recherches sérieuses en vue d’un prochain roman au début des années 2000, ne pouvait pas, ne devait pas, lui, se laisser abuser de la même manière, dans la mesure où cela faisait déjà plusieurs années que la supercherie de Plantard avait été dévoilée au grand jour via l’instruction du juge Jean-Pierre, et soulignée une fois encore à l’occasion du récent décès de l’auteur du canular lui-même !

Comment Dan Brown, qui professe des prétentions certaines quant à la qualité de son travail, a-t-il pu écrire son plus grand succès à ce jour sur des prémisses aussi évidemment trompeuses, et comment autant de lecteurs (et de journalistes !) ont-ils pu tomber dans le panneau sans relever l’énorme supercherie qui est à l’origine même de l’histoire, et sans laquelle cette histoire n’existerait pas ?

Parfois, la crédulité humaine me laisse pantois.

J’ai dit que l’intrigue du Da Vinci Code était bien conçue et fort ingénieuse. Puisqu’elle n’appartient pas à Dan Brown, qui a tout puisé dans le livre des Anglais Lincoln, Baigent et Leigh, et puisqu’eux-mêmes s’étaient très largement inspirés du canular de Sion, ce qui m’intéresserait, c’est de savoir qui a échafaudé ce canular, car c’est lui qui, en définitive, a apporté la véritable valeur ajoutée romanesque à l’affaire (je ne crois pas un instant que Plantard ait été cette personne, il a simplement servi de « façade »), certes à partir de nombreuses légendes éparses, Joseph d’Arimathie, Marie-Madeleine, les Cathares, etc., mais en y apportant malgré tout un ciment de vraisemblance et d’unité créative qui a permis que le canular de Sion perdure pendant plusieurs décennies, et abuse des milliers de personnes en dépit des quelques ouvrages qui avaient tenté, sans succès, de le démonter.

On a toujours plus envie de croire ceux qui nous racontent une histoire merveilleuse, plutôt que ceux qui nous ramènent sur le dur et monotone pavé de la réalité quotidienne…