Depuis quelques années, depuis (quasiment) l’avènement du numérique, l’immense majorité des photographes utilisent des objectifs à focale variable, mieux connus sous l’américanisme « zooms ». On a conçu et vendu ces zooms aux profanes et aux paresseux sous la pression de départements marketing composés en majorité de profanes et de paresseux, en leur affirmant qu’un zoom servait à tout, et qu’avec un seul objectif, ils auraient accès au grand-angle, à l’objectif « normal », et au téléobjectif.
Ces zooms étant, jusqu’à une date récente, conçus
exclusivement pour les boîtiers dits « reflex à objectifs interchangeables »,
on pouvait déjà se poser la question de savoir pourquoi on achèterait un
boîtier « à objectifs interchangeables », si c’était pour tout faire
avec un seul…! Cette apparente contradiction n’ayant, semble-t-il, pas sauté
aux yeux de grand-monde, le vénérable objectif dit « normal » de 50
mm de longueur focale, bien lumineux (f/2 au minimum, souvent f/1.8 ou 1.4, l’immense
ouverture de f/1.2 existant dans de rares cas), qui était auparavant vendu
presque systématiquement avec les boîtiers reflex, disparut peu à peu au profit
de zooms dits « trans-standards », car leur gamme de focales s’étalait
de part et d’autre du « standard » de 50 mm. Quant à la luminosité de
ces nouveaux objectifs, elle était très inférieure, les meilleurs n’ouvrant qu’à
f/2.8, voire plutôt f/3.5, leur ouverture étant au surplus « glissante »,
c’est-à-dire diminuant jusqu’à f/5.6 (voire moins encore) au fur et à mesure qu’on
s’approchait de la focale la plus longue.
Ce phénomène se constate toujours aujourd’hui sur les zooms
amateurs : par exemple, un 24~120 mm ouvrira à f/3.5 au maximum à
24 mm (ce qui n’est pas brillant !), mais n’ouvrira plus qu’à f/5.6,
voire f/6.3, à la focale de 120 mm : il fait alors bien noir dans le
viseur, et si nous-mêmes n'y voyons plus grand-chose, l’autofocus non plus. Il
va donc ramer, patiner, louper son coup, sauf sur la plage en plein soleil, où
il y a tellement de lumière qu’il en entre encore assez pour faire le point
dans des délais raisonnables.
Pour autant, je ne nie pas que les zooms soient parfois
commodes : certes, avec eux, le photographe paresseux ne s’améliorera pas,
car ils encouragent la paresse puisqu’il suffit de tourner la bague des focales
pour faire varier l’angle de vision et le grossissement. Plus besoin de se
déplacer, on n’apprend pas à tourner autour de son sujet ni à composer sa photo,
il suffit de rester planté là et de manipuler la bague de zoom. Le zoom est
donc un très mauvais outil pour apprendre à photographier. Cependant, il est
des fois où la configuration du terrain ne nous permet pas de « zoomer
avec les pieds » ; il est des fois où nous n’avons pas le temps de le
faire, l’action se déroulant trop vite, trop loin : seul un « coup de
zoom » nous permettra de saisir cet instant décisif-là. Il ne s’agit donc
pas de jeter sur les zooms un anathème absolu et permanent.
De plus, les opticiens ne cessant de progresser, certains
zooms haut de gamme se sont adressés depuis quelques années au dernier carré
des irréductibles qui n’avaient pas tous déjà cédé à leurs sirènes, à savoir
les photographes professionnels. Nikon et Canon (mais je ne parlerai que de
Nikon, connaissant très mal l’autre marque) ont ainsi produit des zooms adaptés
aux capteurs plein format 24 × 36, à ouverture fixe, de haute, voire très
haute, qualité optique. Chez Nikon, cette « Sainte Trinité » permet
de couvrir, avec seulement trois objectifs, tous ouverts à f/2.8, toutes les
focales de 14 à 200 mm : le 14~24, le 24~70 et le 70~200 sont des objectifs
(complétés éventuellement par le 200~400 mm f/4) avec lesquels les pros se sont
habitués à travailler, tant leur qualité est remarquable.
À mon modeste niveau, je me suis moi-même félicité de n’avoir
que ces trois focales à emporter pour la plupart des besoins courants.
Et pourtant… et pourtant ils sont lourds, volumineux, et si
leur robustesse ne peut être mise en doute, il reste que leur « grande »
ouverture de f/2.8 n’est finalement pas si grande que ça… Certes, les énormes
progrès accomplis par les capteurs de nos boîtiers permettent aujourd’hui de
photographier à des sensibilités beaucoup plus élevées sans dégradation
sensible de la qualité de l’image, donc même avec peu de lumière, f/2.8 permet
de rapporter d’excellentes photos. Il reste cependant qu’en termes de gestion
de la profondeur de champ, ne pas pouvoir faire mieux que f/2.8 à 24 mm de
focale, c’est frustrant lorsqu’on sait qu’il existe un 24 mm fixe qui ouvre à f/1.4,
et qui est encore meilleur optiquement que notre zoom… et quand on travaille,
non plus à 24 mm, mais à une focale plus longue comme 85 mm, la différence entre
notre « petit » f/2.8 et le « grand » f/1.4 de la focal
fixe équivalente saute encore plus aux yeux !
Il vient donc un moment dans l’évolution personnelle de tout
amateur éclairé où l’on s’interroge : mes magnifiques zooms qui m’ont si
bien aidé durant toutes ces années, sont-ils vraiment les meilleurs outils pour
moi ? N’ai-je pas un peu cédé, moi aussi, aux sirènes d’un marketing décidément
habile en acceptant de les utiliser ? N’aurais-je pas dû rester fidèle (ou
au moins ne ferais-je pas bien de revenir) à certaines focales fixes ? Par
exemple, un petit 50 mm à grande ouverture, peu encombrant, léger, pas cher, serait
une excellente option dans mon sac… Et pour les portraits, ce 85 mm f/1.8 ou
1.4 ne serait-il pas, lui aussi, une addition bienvenue ? Et pour l’architecture,
ou pour allonger démesurément ma profondeur de champ, un objectif à bascule et
décentrement ne serait-il pas mieux adapté que ces sempiternelles corrections à
faire dans Lightroom ou Photoshop pour redresser les verticales convergentes ?
Ainsi, de proche en proche, ma collection de focales fixes s’est
de nouveau étoffée, et cette tendance s’est même récemment accrue dans la
foulée de l’acquisition d’un boîtier D810 qui, avec sa monstrueuse résolution
de 36 millions de pixels, exige des objectifs aux performances optiques absolument
irréprochables.
En plus du Nikkor 85/1.4 que j’utilise depuis déjà quelques
années, j’ai donc acquis le fameux 24 mm f/1.4 de la marque, puis j’ai plongé
dans l’infidélité (ce que je n’avais pas fait depuis quarante ans !) en
achetant, d’abord un Sigma 50 mm f/1.4 Art pour remplacer mon Nikkor (et je ne
le regrette pas, tout Nikoniste loyal que je sois), puis un Zeiss 15 mm f/2.8.
Au sujet de ce dernier, s’agit-il d’un objectif aussi légendaire
qu’on le laisse entendre çà et là sur le web ?
La réponse est qu’il s’agit en effet d’un objectif
excellentissime. Mécaniquement, il est parfait, comme on peut le lire partout. Lorsqu’on
manipule sa bague de mise au point, et qu’on manipule après celle des meilleurs
Nikkor professionnels (par exemple, le 24mm f/1.4), celle du Nikkor fait un peu
toc : ça fait un bruit bizarre dans l’objectif, et la bague est moins
amortie. C’est comme fermer la portière d’une Renault haut de gamme, et juste
après celle d’une Mercedes ; quand on ne connaît que la Renault, on admire,
et quand on rencontre la Mercedes, on comprend à quel point ce qui nous
paraissait parfait avant n’était qu’honorable… Pour autant, sur la neige, la
Mercedes, avec sa transmission aux roues arrière, progressera beaucoup moins
bien que la Renault, traction avant : ici, l’analogie, c’est que le
Nikkor, non seulement offre l’autofocus, mais également la tropicalisation.
De plus, cette merveilleuse douceur amortie et souple qui
vaut tant de louanges au Zeiss, ne l’avions-nous jamais rencontrée auparavant ?
Bien sûr que si ! À l’époque de l’argentique, quand tous les objectifs,
même les plus humbles, étaient tous entièrement en métal, toutes les bagues de
mise au point présentaient ce même toucher ! Pour m’en assurer, j’ai
ressorti le modeste Nikkor 50mm f/2 fourni avec mon tout premier Nikon F, dans
les années 70 : la sensation est exactement la même qu’avec le Zeiss, la
bague tournant légèrement plus librement, du fait qu’elle a été manipulée des
dizaines de milliers de fois, alors que le Zeiss est neuf.
La qualité de fabrication est bien un domaine dans lequel le
niveau moyen des prestations offertes aux photographes a sensiblement reculé :
aujourd’hui, ce devant quoi on s’extasie n’était rien d’autre que la norme, le « ça
va sans dire » d’il y a quarante ans, ce que chacun pourra vérifier en
achetant pour une bouchée de pain sur eBay des objectifs de cette époque, s’ils
sont encore en bon état.
Autres points à critiquer sur le Zeiss : son fût n’offre
quasiment aucune partie fixe permettant de le tenir solidement pour le monter
et le démonter de la baïonnette et, plus grave, aucune partie permettant de tenir
l’objectif en sécurité pendant la prise de vue, sans risquer de faire bouger la
bague de mise au point. Les verres de visée modernes n’étant plus dotés des
stigmomètres et autres lentilles de Fresnel qui permettaient jadis de mettre au
point facilement, vous placez votre collimateur de mise au point actif
(généralement, le collimateur central) sur le sujet principal, puis vous
ajustez la bague en vous aidant du télémètre numérique visible dans le viseur. Tout
cela fonctionne très bien, et sur les sujets fixes ou se déplaçant lentement, c’est
juste une question d’habitude, qui se prend vite, surtout que la profondeur de
champ offerte par les ultra-grand-angulaires est considérable.
Mais une fois le point fait, vous devez recadrer pour
composer votre image finale, et si vous continuez à tenir l’objectif par la bague
de mise au point que vous venez de manœuvrer, il y a de forts risques pour que
vous la déplaciez légèrement lors de ce mouvement, faussant ainsi votre
précieuse mise au point, et sur un capteur de 36 mégapixels, cela se voit vite.
La seule solution que j’ai trouvé consiste, dès la mise au point faite, à
transférer la main gauche, qui supporte l’objectif, sous le grand pare-soleil
métallique intégré, qui ne peut bouger et assure une excellente prise. Il faut
néanmoins penser à le faire, ça ne vient pas instinctivement, et il faut aussi
penser à ne pas laisser dépasser la main, car compte tenu de l’angle de champ
de près de 80° verticalement, vous pourriez bien vous retrouver à photographier
vos propres doigts —et c’est pire encore quand vous photographiez en mode
portrait, l’angle de champ étant alors de 100° !
Cela dit, mis à part ces défauts qui ne sont pas si
anecdotiques que cela (je déplore particulièrement l’absence de tropicalisation
sur une mécanique de ce prix), cet objectif Zeiss est à l’abri de toute
critique. Je n’ai pas encore eu le temps de le tester de manière approfondie,
mais d’ores et déjà ses qualités optiques sont époustouflantes, y compris à
pleine ouverture. Son piqué me paraît même meilleur que celui de mon zoom
Nikkor 14~24 mm, et son insensibilité totale au flare est proprement
stupéfiante. Je n’ai constaté aucun phénomène de front focus/back focus, le
contraste est magnifique et le léger vignettage est automatiquement corrigé
lors du développement du RAW par Lightroom, qui est pourvu d’un profil
concernant ce 15 mm f/2.8.
C’est sans aucun doute un objectif d’exception, et je m’intéresserais
volontiers à d’autres produits de la gamme Zeiss, si seulement la marque
daignait se lancer dans l’autofocus, car mettre au point manuellement un 15 mm,
c’est une chose, mais faire la même chose avec un télé ou un objectif macro, c’est
une toute autre paire de manches…! Certes, je connais l’excuse juridique
habituelle selon laquelle il serait impossible à Zeiss, pour des questions de
propriété intellectuelle, de fabriquer des objectifs autofocus en monture Nikon
ou Canon hors du Japon. Cette excuse tient parfaitement la route, ou plutôt la
tenait, mais ne vaut plus rien du tout aujourd’hui que tous les objectifs
marqués Zeiss sont également marqués Made
in Japan, et ce pour une excellente raison : c’est Cosina qui les
fabrique dans son usine de Nakano ! Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
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