Puisqu’il n’est pas
question que de photo sur ce blog, laissez-moi vous dire que j’ai récemment
relu le Da Vinci Code, de Dan Brown, qui fit tant parler de lui (ainsi
que le film —médiocre— qui en fut tiré) au cours de la décennie précédente.
Je l’ai relu avec plaisir,
avec rage et avec un fatalisme amusé.
Plaisir parce que, avant
tout, l’intrigue est bien conçue. Toutes les œuvres de fiction qui utilisent
les ressorts des plus grands mystères de l’humanité stimulent notre imagination
et nous font facilement rêver ; les mystères relatifs à l’existence d’un
ou de plusieurs dieux en font partie, et si certaines intrigues mystérieuses
que l’on pourrait peut-être construire à partir de la Torah, du Coran ou des
textes bouddhiques ou taoïstes nous seraient évidemment plus absconses (il est
curieux, d’ailleurs, qu’il n’y en ait pas, ou qu’on n’en ait pas entendu parler
en Occident…), celles qui prennent le christianisme pour argument nous sont
évidemment bien plus familières, que nous soyons croyants ou non. Dans le même
genre, souvenez-vous comme l’intrigue d’Indiana Jones et la dernière
Croisade fonctionnait bien : tout ce qui touche au mythe du Graal nous
sollicite fortement, car c’est sans doute le chemin le plus connu par lequel
l’homme pourrait espérer entrer en contact avec le divin supposé. Autant une
description détaillée du Paradis céleste nous émouvra peu, puisque nous n’avons
aucun espoir de pouvoir un jour l’expérimenter et en parler ensuite car nous ne
pourrons y accéder, pour autant qu’il existe, qu’après notre mort, autant une
description de la vie du Christ, qui a très probablement existé sur Terre, mais
surtout une description de celles et ceux qui l’ont entouré, et de ses/leurs
éventuels descendants, nous semble beaucoup plus palpable, tangible, surtout
lorsqu’on ajoute, par exemple, que cette même descendance aurait pu se serait
perpétuée jusqu’à nos jours.
Bref, tout ce qui offre
une possibilité raisonnable de nous mettre en contact plus ou moins direct avec
le divin avéré ou supposé, est un excellent argument de base pour une œuvre de
fiction, avec ce risque omniprésent que l’intrigue parte trop fort ou monte
trop haut, et que le dénouement, par contraste, apparaisse faiblard et
tristement matériel, dépourvu du merveilleux qui nimbait l’intrigue à son
début.
À cet égard, l’intrigue du
Da Vinci Code ne déçoit pas, et c’est assez remarquable pour être
souligné. Il y avait à la fin d’Indiana Jones et la dernière Croisade
(film construit sur le même thème) une forme de déception, de letdown,
de « tout ça pour ça ? », que j’ai ressentie aussi à la lecture
du Miserere de Jean-Christophe Grangé (qui fonctionne sur un autre
registre, mais lui aussi en lien avec le divin mystérieux). Pas de cela chez
Dan Brown, qui parvient à donner à son dénouement une teinture de merveilleux
qui ne déçoit pas, de même qu’avait pu le faire un autre romancier américain,
Richard Ben Sapir, dans un merveilleux livre, Quest, passé totalement
inaperçu lors de sa publication en 1987 et qui aurait sans doute fait un
formidable film d’aventures si le décès de l’auteur, la même année, suivi de
problèmes de succession, n’avait pas tué dans l’œuf tout projet de ce genre.
Un autre roman du même Ben
Sapir, The Body, illustre d’ailleurs parfaitement ce concept d’une
(trop) passionnante idée de départ qu’on ne parvient pas à mener à terme.
Jugez-en : lors de travaux de construction à Jérusalem, les terrassiers
mettent à jour une tombe antique, phénomène courant dans cette ville, mais qui
entraîne forcément l’intervention des pouvoirs publics. Enquête préliminaire
faite, une série de constatations scientifiques troublantes laisse à penser que
cette tombe pourrait celle… du Christ. Problème : le corps du défunt
(supposé ressusciter et monté aux cieux, rappelons-le pour ceux qui n’auraient
pas suivi) est toujours à l’intérieur…! On imagine quelles perspectives
passionnantes s’ouvrent dès lors pour le romancier… La suite ne tenait,
hélas ! pas les promesses du début, et quant au film qui, cette fois, fut
effectivement tiré du roman en 2011 avec Antonio Banderas, il était
rigoureusement insipide, un nanar total.
Mais revenons au Da
Vinci Code. L’intrigue, on l’a dit, est excellente. C’est plutôt bien
écrit, en tous cas la version originale, car la traduction française est dans
une langue beaucoup plus médiocre. Tout cela participe au plaisir de la
relecture, presque dix ans après.
La rage, elle, provient,
comme elle provenait déjà il y a dix ans, d’une accumulation de détails
approximatifs, stupides, franchement erronés, et qu’il aurait pourtant été si
facile d’éviter.
Ce genre de roman, même
s’il part d’un argument appartenant au merveilleux (je dirais même : surtout
s’il part d’un tel argument), doit se montrer d’une authenticité matérielle
sans faille (enfin, autant que possible), afin d’ancrer dans une réalité
tangible et vérifiable (bref : crédible) ses développements imaginaires
forcément assez osés. En résumé, pour qu’on y croie, pour mettre fin au
scepticisme initial du lecteur (ce que nos amis anglo-saxons appellent suspension
of disbelief), le roman doit être irréprochable dans tout ce qu’il a de
matériel et que le lecteur peut vérifier par lui-même. Or, c’est bien dans ce
domaine que le Da Vinci Code pèche gravement —au contraire, par exemple,
des Harry Potter qui, en dépit de leur prémisse totalement
fantasmagorique, déploient une remarquable cohérence interne.
Je donnerai quelques
exemples, parmi les plus criants.
Qui peut croire que les
quatre personnes à la tête d’une organisation secrète aussi sécurisée que le
Prieuré de Sion, détentrice du secret du Graal, vivent toutes les quatre dans
la même ville (Paris), de telle sorte qu’il est commode de les assassiner tous
en l’espace de quelques heures ? Même en oubliant l’assassin brownesque, ces
quatre personnes, seules détentrices du secret, n’auraient-elles pas été à la
merci du même cataclysme ou du même attentat terroriste, vivant toutes dans un
espace de quelques kilomètres carrés ? Même à supposer que ces personnes
soient toutes françaises, ce qui semble peu probable pour une organisation dont
on nous montre par ailleurs le passé très cosmopolite, n’était-il pas de la
plus élémentaire prudence qu’elles résident à plusieurs centaines de kilomètres
l’une de l’autre, voire même dans des pays différents ?
Qui, ayant même brièvement
visité Paris, peut croire que les voitures (fussent-elles de police) circulent
au milieu du jardin des Tuileries, à l’exception bien entendu du passage du
Carrousel ? Qui peut imaginer que Dan Brown n’ait pas été capable de
décrire le véritable parcours urbain qui conduit de l’hôtel Ritz, place
Vendôme, au musée du Louvre, ce dont n’importe quel lecteur, s’amusant à
retracer cet itinéraire sur Google Maps, s’apercevra forcément ? Pourquoi
faire l’insigne bêtise de placer la rue Haxo à côté du du stade Roland-Garros,
alors qu’elle est à Belleville, à l’autre bout de Paris ? Pourquoi de
telles incohérences géographiques élémentaires et si faciles à constater, sans
parler de celles, sans doute plus nécessaires au développement de l’intrigue,
concernant l’intérieur du musée du Louvre lui-même ? Dan Brown nous
abreuve de détails sur le parquet soi-disant mythique de la Grande Galerie,
puis nous démontre de manière criante que, loin de s’être donné le mal (le
plaisir ?) de venir à Paris en repérage, il n’a même pas pris la peine de
se procurer un plan de la ville. Certaines des erreurs les plus flagrantes ont
d’ailleurs été fort à-propos expurgées de la traduction française…
Je passe sur le fait qu’un
simple capitaine (répondant à l’improbable patronyme de Bézu Fache !)
puisse être le patron de la police judiciaire et, bien sûr, sur les nombreuses
autres approximations, erreurs factuelles et invraisemblances qui parsèment le
livre et qui ont déjà été relevées des milliers de fois. Ce qui est
véritablement rageant, c’est que dans leur immense majorité, elles auraient pu
être évitées sans aucun dommage pour le déroulement de l’histoire, qui y aurait
notablement gagné en termes de crédibilité.
Voilà donc pour la rage.
Le fatalisme amusé, quant à lui, provient du fait que, finalement, toute
l’histoire du Da Vinci Code est fondée sur l’existence de cette
mystérieuse société secrète, le Prieuré de Sion, prétendument fondée au XIe
siècle, et dont Dan Brown nous affirme, au début du livre, qu’elle existe
réellement.
Le Da Vinci Code a
été publié en 2003. Or, début 2000, décéda un certain Pierre Plantard,
affabulateur et mythomane, qui avait créé le Prieuré de Sion en 1956 (c’est
plus prosaïque que 1099 !) pour défendre les droits de locataires de HLM
de la région d’Annemasse, ville de Savoie proche de laquelle se trouve une
« colline de Sion ». Je disais « prosaïque » ? Le
Plantard en question, interrogé dans le cadre d’une instruction judiciaire par
le juge Jean-Pierre, avait reconnu plusieurs années auparavant que toute
l’histoire du Prieuré de Sion était une affabulation, un canular créé de toutes
pièces par lui-même et quelques acolytes dans le but de se faire reconnaître,
lui, Plantard, comme descendant des Mérovingiens et, par eux, de Jésus-Christ
et de Marie-Madeleine… Excusez du peu, passons.
Ce canular, plutôt bien
conçu pour quelqu’un d’une ampleur intellectuelle apparemment assez limitée
(tel que le Pierre Plantard en question), abusa suffisamment trois Anglais,
dans les années 1980, pour qu’ils construisent, pour l’essentiel (mais pas
seulement) sur cette base, un grand succès de librairie avec leur livre Holy
Blood, Holy Grail, que j’avais à l’époque lu avec un intérêt teinté de
scepticisme. C’est de ce même livre que Dan Brown s’était très largement
inspiré (y compris en référençant ses auteurs dans le Da Vinci Code au
travers d’anagrammes de leurs patronymes), à telle enseigne que lesdits Anglais
lui firent un procès, qu’ils perdirent d’ailleurs. Il faut dire qu’ils n’avaient
rien… à perdre, justement.
Mais ce qui me semble important,
c’est de souligner que si, à l’extrême rigueur, le canular du Prieuré de Sion
avait pu abuser nos amis d’outre-Manche dans les années 1980, un auteur de
fiction conduisant des recherches sérieuses en vue d’un prochain roman au début
des années 2000, ne pouvait pas, ne devait pas, lui, se laisser abuser de la
même manière, dans la mesure où cela faisait déjà plusieurs années que la
supercherie de Plantard avait été dévoilée au grand jour via l’instruction du
juge Jean-Pierre, et soulignée une fois encore à l’occasion du récent décès de
l’auteur du canular lui-même !
Comment Dan Brown, qui
professe des prétentions certaines quant à la qualité de son travail, a-t-il pu
écrire son plus grand succès à ce jour sur des prémisses aussi évidemment trompeuses,
et comment autant de lecteurs (et de journalistes !) ont-ils pu tomber
dans le panneau sans relever l’énorme supercherie qui est à l’origine même de
l’histoire, et sans laquelle cette histoire n’existerait pas ?
Parfois, la crédulité
humaine me laisse pantois.
J’ai dit que l’intrigue du
Da Vinci Code était bien conçue et fort ingénieuse. Puisqu’elle
n’appartient pas à Dan Brown, qui a tout puisé dans le livre des Anglais
Lincoln, Baigent et Leigh, et puisqu’eux-mêmes s’étaient très largement
inspirés du canular de Sion, ce qui m’intéresserait, c’est de savoir qui a
échafaudé ce canular, car c’est lui qui, en définitive, a apporté la véritable
valeur ajoutée romanesque à l’affaire (je ne crois pas un instant que Plantard
ait été cette personne, il a simplement servi de « façade »), certes
à partir de nombreuses légendes éparses, Joseph d’Arimathie, Marie-Madeleine,
les Cathares, etc., mais en y apportant malgré tout un ciment de vraisemblance et
d’unité créative qui a permis que le canular de Sion perdure pendant plusieurs
décennies, et abuse des milliers de personnes en dépit des quelques ouvrages
qui avaient tenté, sans succès, de le démonter.
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