dimanche 26 août 2012

Rome, morceaux choisis


L’Église expliquée textuellement

À Rome, comme chacun le sait, il y a beaucoup d’églises. Par ailleurs, Rome se vante d’avoir inventé l’écriture telle que nous la connaissons, à telle enseigne que ces lettres que vous lisez en ce moment s’appellent « caractères romains ». Bon, à dire vrai, ce ne sont pas vraiment les Romains qui en sont les inventeurs mais plutôt les Étrusques auxquels on doit les premiers caractères « romains »… Pour preuve, la célébrissime fibule de Preneste, illustrée ci-dessous, et en laquelle on voit la plus ancienne manifestation écrite de nos actuels caractères dits « romains » :

La fibule de Preneste (photo © Musée Luigi Pigorini)

D’accord, les caractères employés par les Étrusques étaient quand même assez différents des nôtres, et le fait que ces gars-là écrivaient de droite à gauche n’arrange pas les choses… Bref, où en étais-je ? Ah ! oui : les Romains aimaient bien écrire. De tous temps, ils ont bien aimé écrire, et ça ne s’est pas arrangé à la Renaissance et à l’époque du Baroque, à telle enseigne qu’ils ont cru devoir légender bon nombre de leurs églises, d’écrire dessus de quoi il s’agissait, de peur qu’on ne le sache pas !

Le Panthéon, déjà légendé
(« Marcus Agrippa, consul pour la 3e fois, édifia ce bâtiment »)
 
Vous imaginez une belle légende au fronton de la cathédrale de Chartres, ou de celle de Reims, expliquant que cette cathédrale a été bâtie de telle date à telle date par tel ou tel en telles circonstances ? Ce serait plutôt incongru. Eh bien, à Rome, c’était tout à fait à la mode : non seulement St Pierre de Rome est dotée d’une telle « explication de texte », mais aussi St Jean de Latran et bon nombre d’églises mineures de la Ville Éternelle. « Ils sont fous, ces Romains » ?

La basilique St Pierre, dûment légendée...
... et St Jean de Latran aussi...
... précisant même, pour le cas où on l’aurait oublié, qu’'il s’agit ici de
l’église mère et maîtresse de toutes les églises de la ville et du monde !

  

Les incohérences de la foi

Comme Dan Brown —OK, choisissons une source plus fiable : disons Umberto Eco— vous le confirmera avec enthousiasme, la doctrine de l’Église catholique a connu bien des errements et des revirements au cours des siècles. J’en ai tout récemment eu sous les yeux un exemple particulièrement criant, en visitant les appartements de Jules II au Vatican et en m’extasiant comme il se doit devant le chef-d’œuvre de Raphaël, L’École d’Athènes, pièce maîtresse de la décoration murale commandée par le pape, successeur d’Alexandre vi Borgia qui refusait absolument d’habiter les appartements occupés par un prédécesseur aussi dépravé.

Or donc, L’École d’Athènes est une fresque énorme, peuplée de toutes les grandes figures de la pensée antique, auxquelles a parfois été donnée la tête de célébrités contemporaines du peintre, comme Michel-Ange (qui travaillait simultanément au plafond de la Sixtine), voire Raphaël lui-même.

Soudain, en examinant l’œuvre, un détail me frappe : cette fresque a été peinte entre 1509 et 1512. Plus de cent ans plus tard, Galilée, ayant risqué sa tête pour avoir proclamé que la Terre était ronde et pas plate, et qu’elle tournait autour du Soleil et non l’inverse, devra abjurer publiquement cette hérésie pour troquer la peine de mort qui lui était promise contre un « simple » enfermement à vie, commué par le pape en assignation à résidence… Donc, dans les années 1630, un des plus grands esprits scientifiques de tous les temps manquait de peu de se faire raccourcir (ou allonger, selon la méthode employée) pour oser prétendre que notre planète tenait plus de l’orange que de la crêpe, et voilà que, sous mes yeux ébahis, Raphaël, un siècle plus tôt, plaçait tranquillement une sphère terrestre parfaitement reconnaissable entre les mains d’un des personnages de L’École d’Athènes (Ptolémée ?), en plein milieu des appartements privés du pape, et cela en toute impunité ! Au contraire, son œuvre était universellement acclamée par tous les dignitaires de l’Église qui eurent l’occasion de l’admirer…!

L’École d’Athènes dans son ensemble
Les fameuses sphères (terrestre et céleste). Notez le personnage qui nous
regarde à l’arrière-plan: parmi les dizaines d’acteurs de cette scène, seuls
deux ont le regard dirigé sur nous, et celui-ci a les traits de Raphaël lui-même

Quand j’en fis la remarque à notre guide, il regarda le mur d’un air abasourdi, découvrant visiblement ce détail pour la première fois. Il me félicita pour mon regard acéré (j’ai eu excuse : je pratique la photo), et la seule explication qu’il put offrir était que Jules II était « un pape très large d’esprit » ! J’imagine… Allez dire ça à Galilée !



Restaurateurs : comment appâter le client

Nous sommes en fin de matinée, il fait une chaleur de bête et je suis attablé à l’ombre à la petite terrasse d’un petit bistrot de quartier, face à l’église San Clemente, où je déguste un soda bien frais. Ce bistrot étale fièrement sur son store les appellations wine bar et spaghetteria, ce qui montre au minimum un peu d’ambition culinaire. À un certain moment, soet une dame entre deux âges, vêtue d’un tablier de cuisinière, qui vient prendre le frais sur le pas de la porte en discutant avec le serveur. On se dit : « Ah ! voici la mamma qui est aux fourneaux, elle a une bonne tête, la cuisine doit être bonne, je vais peut-être me laisser tenter par une bonne assiette de pâtes… »

C’est à cet instant qu’elle écarte les bras qu’elle tenait croisés sous sa poitrine, dévoilant ainsi… une inscription, même pas discrète, figurant sur son tablier, et proclamant, outre le nom et le logo d’une société, la mention « Sorgelati precucinati », autrement dit « surgelés précuits » !

Ce cadeau de fournisseur vient de nous renseigner sans erreur possible sur la provenance des mets qu’on va nous proposer de déguster… Comme vous pouvez le supposer, j’ai payé mon Coca et suis parti sans demander mon reste.



No foto !

Nos amis italiens sont dotés à la fois d’un instinct commercial aigu, et d’une naïveté parfois désarmante devant les réalités de la vie. Par exemple, alors que l’on peut en toute liberté photographier exactement ce qu’on veut à l’intérieur de toutes les églises, à commencer par St Pierre-de-Rome, photo et vidéo sont très clairement interdites dans certaines parties de certaines églises, non pas en raison de l’intérêt artistique ou religieux intrinsèque de ce qui s’y trouve, mais du fait du chiffre d’affaires touristique espéré.

Ainsi par exemple, dans l’église Santa Maria della Vittoria, se trouve une statue représentant L’extase de Sainte Thérèse, superbe travail du Bernin et d’autant plus remarquable et étrange que la sainte d’Avila y est représentée en proie à une « extase » à l’évidence sexuelle, en compagnie d’un ange aux intentions ambiguës, flèche de feu en main. Cette particularité, bien connue des amateurs d’art, est d’ailleurs parfaitement en accord avec les mots de la sainte elle-même, qui décrit ce moment en parlant d’un « long dard en or » manié par un ange qui « le plongeait au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle. Elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange d’amour si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi à ma parole. Les jours que durait cette faveur, j’étais comme hors de moi. J’aurais voulu ne rien voir et ne point parler, mais savourer mon tourment, car il était pour moi une gloire au-dessus de toutes les gloires d’ici-bas. » (Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, chapitre XXIX, 13).

Bref, on le voit, pas forcément le truc à faire lire à de catéchisantes d’une douzaine d’années…

J’ai écrit que cette particularité, quand même assez remarquable, était bien connue des amateurs d’art, car il est vrai que, jusqu’à ces dernières années, elle était passée totalement inaperçue du grand public. Les choses ont changé avec le succès mondial d’Anges et démons, de Dan Brown, et du film éponyme qui, dans le sillage du Da Vinci Code, a montré au plus grand nombre que même les sculpteurs officiels du Vatican savaient faire preuve d’audace lorsque les circonstances le permettaient.

Bref, et pour en revenir à l’instinct commercial bien affûté des Italiens, il est, comme à l’habitude, permis de photographier partout dans l’église Santa Maria della Vittoria... sauf, bien entendu, dans la petite chapelle latérale qui contient L’extase de Sainte Thérèse ! Ben voyons… Sinon, hein, comment on vendrait nos beaux livres illustrés qui disent tout sur cette belle église en général (don t tout le monde se fiche), et en particulier de la statue du Bernin (seul véritable argument de vente des beaux livres en question) ?

Autant dire que je n’ai pu prendre que quelques images à la sauvette…!

Détail (parlant, si j’ose dire) de L’Extase de Sainte Thérèse

Vous me direz, tout cela est de bonne guerre, les taxes touristiques de 2 ou 3 euros (jusqu’à 5 euros à Sienne!) par personne et par nuit n’y suffisent plus, faut bien que tout le monde mange, etc. Et, il y a bien aussi à Rome des gens qui exploitent intelligemment la célébrité des lieux danbrownesques, comme par exemple les organisateurs des « nuits d’été » au Château Saint-Ange, qui vous font visiter le célèbre passetto (photos autorisées), et vous laissent d’une manière générale déambuler tout à votre guise et totalement seul dans ce magnifique et énorme bâtiment chargé d’histoire, où vous pouvez vous imaginer revivant les aventures de vos héros préférés sans que personne vienne jamais vous crier dans les oreilles « No foto ! »

Le château Saint-Ange depuis le passetto
Saint-Pierre-de-Rome depuis la terrasse du château Saint-Ange
 
 Là où les choses prennent un tour franchement exagéré, c’est lorsque les marchands du Temple suivent la piste de Dan Brown au-delà de ce que Dan Brown a lui-même écrit, et poursuivent les touristes photographes bien au-delà de la dernière ligne de la dernière page d’Anges et démons.

Ainsi, certains critiques et guides touristiques bien informés ont, notamment sur internet, fait remarquer que l’approche, disons au minimum très ambiguë adoptée par le Bernin avec sa Sainte Thérèse (pour laquelle certains prétendent qu’il aurait pris sa propre maîtresse pour modèle), n’était pas un cas unique, puisque l’artiste avait réitéré vingt ans plus tard (perseverare diabolicum ?) avec une statue représentant cette fois la bienheureuse (elle en a l’air) Ludovica Albertoni, dans une posture tout à fait semblable, et toujours aussi peu orthodoxe.

Cette seconde statue se trouve dans l’église San Francesco a Ripa, dans le quartier du Trastevere, église parfaitement banale, située hors des sentiers touristiques, et dans laquelle l’on peut photographier à loisir… sauf bien entendu cette œuvre du Bernin, suivie à la trace par quelque censeur internaute et persévérant, et devant laquelle on a apposé un gros écriteau « NO PHOTOS – NO VIDEO » !

Et pourtant (et c’est là qu’on en vient à la naïveté désarmante), il n’y a pas en vue le moindre ouvrage illustré sur cette église, ni le moindre kiosque ayant des airs de boutique de souvenirs, ni d’ailleurs le moindre être humain pour essayer de nous les vendre ! Ah là là ! Que serait l’Italie sans l’imagination des Italiens ? Il y a quand même des moments où l’on se dit que les inquisiteurs ne sont pas tous morts, et qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour que certaines de leurs méthodes refassent promptement surface.

La bienheureuse Ludovica, autre chef-d’œuvre de Bernini : no foto !



La haine des sacs à dos (et de l’organisation)

Pour en terminer avec ces morceaux choisis romains, je vous emmène à Florence, ville que j’ai visitée à de nombreuses reprises mais où je me rendais cette fois dans un but bien déterminé : voir (et si possible photographier) la fameuse œuvre monumentale de Vasari, La bataille de Marciano, installée sur l’un des murs de la Salle des Cinq-Cents dans le Palais de la Seigneurie.

Ce tableau, en lui-même, n’a rien de remarquable. C’est du Vasari pur sucre, correct, besogneux, servant bien ses maîtres, sans génie. Vasari était meilleur comme critique d’art que comme artiste. Mais là où cette œuvre devient intéressante, et même passionnante, c’est que, comme certains d’entre vous le savent sans doute déjà, elle aurait été peinte par Vasari par-dessus un pur chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, La bataille d’Anghiari, que d’innombrables artistes avaient vue et vantée à l’époque, à telle enseigne que Rubens lui-même en avait réalisé une copie ! Et puis, essentiellement pour des raisons politiques, cette représentation était tombée en défaveur, et les nouveaux maîtres du lieu avaient demandé à Vasari d’illustrer plutôt leurs exploits à eux, en peignant par-dessus la fresque de Léonard.

Là où les choses deviennent véritablement fascinantes, c’est qu’un académicien génial, intuitif et passionné, véritable Indiana Jones de la vraie vie, Maurizio Seracini, a trouvé des indices permettant de penser que Vasari avait été, à l’époque, incapable de détruire le chef-d’œuvre de Léonard. Il aurait donc fait élever, à quelques centimètres du mur d’origine, une sorte de fausse cloison de briques sur laquelle il aurait peint sa Bataille de Marciano, préservant ainsi, pour les générations futures, la fresque dont certains pensent qu’elle pourrait être la plus magnifique œuvre laissée par le maître florentin, loin devant La Joconde.

Le signe de piste le plus évident laissé par Vasari serait une mention, écrite de sa main dans un recoin de la Bataille de Marciano : Cerca, trova, c’est-à-dire « qui cherche, trouve ». Cet écrit sibyllin, absolument sans intérêt et parfaitement hors contexte par rapport à la scène guerrière qui le contient, trouve en revanche tout son intérêt s’il s’agit d’un « marqueur » laissé à l’intention d’éventuelles personnes intéressées, dans le futur… On le voit, pas besoin de Dan Brown pour que la vie nous concocte de véritables et passionnants mystères.

Détail de La Bataille de Marciano (DR)

Or donc, depuis des années, Seracini, notamment avec l’aide de la fondation National Geographic, a réalisé des sondages et autres recherches non destructives sur l’œuvre de Vasari, qui laissent à penser que La Bataille d’Anghiari est toujours bien là, derrière, intacte (hormis bien sûr pour ce qui est des outrages du temps). Je me faisais donc un plaisir de rendre photographiquement hommage à la prévoyance et à l’honorabilité de Vasari qui, du coup, était remonté de plusieurs crans dans mon estime, et en particulier d’immortaliser son génial, encore que biblique, Cerca, trova. Que l’usage du flash soit interdit, comme ce serait probable, ne me gênait pas : avec un Nikon D3s, j’étais prêt à affronter toutes les basses lumières qu’on voudrait.

Première épreuve, dès l’arrivée à la billetterie (mais après avoir acheté le billet, quand même, n’oublions pas le « sens commercial aigu » dont nous parlions plus haut…) : les sacs à dos sont interdits ! Le mien est un petit Eastpak en cuir noir, juste assez grand pour contenir deux objectifs et quelques babioles, le troisième objectif et le boîtier étant portés à l’épaule. Il est nettement plus petit que certains des volumineux sacs à main/besaces avec lesquels certaines dames passent tranquillement le contrôle, ce que je ne manque pas de souligner, mais en vain : selon une logique bien italienne, sachez-le, le Palazzo Vecchio de Florence fait clairement du racisme anti-sacs à dos. Donc, à déposer à la consigne… Le truc, c’est que, comme on est en Italie, il existe forcément un itinéraire de contournement qui va vous permettre d’arriver sensiblement au  même résultat, c’est-à-dire faire comme si vous aviez encore votre sac à dos, tout en l’ayant laissé au vestiaire. Ainsi, on sauve la face vis-à-vis du regolamento. En l’espèce, il suffit de demander à la dame du vestiaire un ou deux des sacs en plastique souple gratuits qu’on conserve à l’intention des visiteurs, et d’y transférer le contenu dont vous aurez besoin pendant la visite.

Jusque là, tout allait bien, hormis une pointe d’énervement.

Ça s’est gâté en arrivant dans la Salle des Cinq-Cents. Je sais ce que vous pensez, mais non, la photo n’était pas interdite. C’était quasiment pire que ça : la quasi-intégralité de la fresque de Vasari était recouverte par une gigantesque bâche dûment siglée National Geographic ! Et vous pensez qu’ils auraient eu l’idée de le signaler, en bas (si possible avant d’acheter son billet), fut-ce au moyen d’une affichette ? Bien sûr que non, ce serait trop simple ! Payez toujours, Dieu reconnaîtra les siens ! Et ce bâchage terriblement frustrant (même s’il est là pour la bonne cause, celle des recherches de Seracini), il va rester jusqu’à quand ? Il y avait deux guides, pas moins, dans la salle, mais bien sûr, aucun n’en avait la moindre idée…

NO FOOOOTOOOO !!!!

Pffff...!

vendredi 3 août 2012

On n’invente rien

Un dernier petit article avant de partir en vacances (avec le sac photo, cela va sans dire)...


L’avènement du numérique a facilité les choses dans bien des domaines pour le photographe : on peut regarder immédiatement les photos qu’on vient de prendre et, pour les plus expérimentés qui ne se fient pas à ce que leur montre leur écran arrière, on peut consulter l’histogramme ; on peut, sans coût supplémentaire, refaire sur-le-champ les prises de vues qui n’ont pas donné les résultats espérés… pour autant, bien sûr, que le sujet soit encore là, et la lumière aussi ; et on ne dépend de personne pour maîtriser l’intégralité de la chaîne de production, de la prise de vue à l’impression des tirages, en passant par la phase essentielle dite du « labo numérique ».

Pour autant, il serait fallacieux de croire que le numérique a réinventé la photo. Je vous en donne ci-dessous quelques exemples, qui sont comme autant de clins d’œil de et à nos grands anciens…

Premier exemple : la pose longue, cette mode qui fait fureur ces temps-ci dès lors qu’il s’agit d’inclure dans le cadre de l’eau en mouvement (et j’admets que cela produit des effets fort esthétiques, même si l’on commence à s’en lasser un peu). Eh bien, Carleton Watkins la pratiquait déjà dans les années 1869 :

Carleton Watkins, Pain de sucre, archipel des Farallon, vers 1869

Bon, d’accord, compte tenu de la très faible sensibilité des plaques qu’il utilisait dans sa chambre 45 × 55 (centimètres, hein, pas millimètres !), il n’avait guère le choix. Toujours est-il que la prise en compte du pouvoir esthétique de la pose longue ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier.

La photographie en très basse lumière sans flash a été, tout le monde le sait, révolutionnée en 2008 par le Nikon D3 et les boîtiers qui ont suivi. Euh… pas totalement ! Regardez cette scène, foisonnante de détails, parfaitement exposée bien qu’elle ne soit éclairée que par la lueur du feu de camp… Nous sommes au Far-West, le vrai, en 1866, et ce petit chef-d’œuvre est de William Notman, qui pourtant n’a disposé d’aucun posemètre pour calculer son exposition, ni d’aucun écran LCD pour vérifier son histogramme…

William Notman, Le feu de camp, vers 1866


Et quand on sait que ce même Notman avait reçu, quelques années plus tôt, la distinction de Photographe de l’année décernée par la reine Victoria, on comprend aussi que les BBC Photographers of the Year n’ont rien inventé non plus !

Tiens, puisque nous parlons de la BBC, restons dans le domaine de la photo d’actualité. C’est à juste titre que nos photojournalistes modernes sont glorifiés, et à juste titre encore que l’on loue les progrès réalisés par les fabricants qui, à partir du Leica puis du Nikon F, ont conçu, grâce au format 24 × 36 (millimètres, cette fois), des appareils petits, maniables, solides, permettant d’immortaliser des scènes d’action qu’il aurait été totalement impossible de photographier avec les massives chambres de jadis, nanties de leurs lourd trépieds.

Vrai ? Pas vraiment. Enfin, oui, dans une large mesure, mais saluons d’autant plus bas la prouesse de certains photographes de l’époque héroïque qui, en dépit d’un matériel incommode et de films peu sensibles, ont gardé le souvenir d’instants aussi fugaces et dramatique que le naufrage d’un navire, comme cette magnifique réalisation de Francis Mortimer en 1911 :

Francis Mortimer, Le naufrage de l'Arden Craig, 1911

Encore plus fort, allons maintenant sur un terrain typiquement défriché par le numérique : le bracketing, cette technique consistant à photographier plusieurs fois la même scène, dans une rafale rapide, en posant une fois pour les plus hautes lumières, une fois pour les plus basses, et plusieurs fois entre les deux. Ensuite, on recombine ces différentes photos sous Photoshop pour obtenir une image à la dynamique artificiellement étendue, allant bien au-delà de ce que le capteur pouvait reproduire. Dans le pire des cas, cela donne le HDR, lui aussi très à la mode, et en général de très mauvais goût.

Nous sommes donc bien là dans un domaine vraiment nouveau, que seule l’arrivée du numérique a permis, pas vrai ? Ben non : dès 1856, Gustave Le Gray avait compris comment prendre deux images successives, puis les combiner en un tirage unique afin d’étendre la dynamique reproduite :

Gustave Le Gray, Ciel et mer, 1856
Tout cela relativise un peu l’omniprésence de la sacro-sainte technique, et les sempiternels débats du genre « Dois-je changer mon boîtier maintenant ou attendre la prochaine nouveauté ? »

Allez, bonnes vacances et bonnes photos à toutes et à tous !