dimanche 13 mai 2012

Le soleil dans l’œil


J’ai dit dans mon article précédent que, s’il était essentiel de connaître les règles de la composition et de les appliquer, il fallait aussi savoir occasionnellement s’en affranchir, et que cela valait également pour la règle selon laquelle, pour avoir un sujet joliment éclairé en lumière naturelle, il faut avoir le soleil, sinon dans le dos, en tous cas sur le côté ou de ¾ arrière.

En effet, avoir le soleil sur l’avant, voire même lui faire franchement face, permet d’obtenir des ambiances originales et intéressantes. Bien entendu, le photographe va devoir alors faire face à plusieurs difficultés techniques dont les principales seront :
  1. le contraste considérable entre des hautes lumières très lumineuses, et des basses lumières souvent très sombres, d’où de grande difficultés à calculer une exposition qui convienne aux deux ; et
  2. éviter l’entrée directe de rayons lumineux dans l’objectif.
Bien entendu, inclure l’astre du jour lui-même dans le cadre va accroître considérablement le problème (1), et empêcher par définition de porter remède au problème (2), ce qui ne simplifiera pas les choses. Pour autant, ces défis techniques ne sont pas insurmontables, voici quelques idées pour y faire face.

Le contrejour permet d’exploiter d’intéressants effets de contrejour.

Ici, le contrejour nimbe la tête et l’encolure du daim d’une clarté qui met le sujet
en valeur.


Exposer correctement avec le soleil en face

La difficulté, on l’a dit, est que le capteur de l’appareil (de même que, jadis, la pellicule photographique) n’est pas capable de faire « le grand écart » entre de très hautes lumières et de très basses. Il est souvent capable de gérer les très hautes, ou les très basses, mais pas les deux en même temps. Sa capacité à le faire, que l’on appelle la « dynamique », est une caractéristique que les constructeurs améliorent régulièrement, mais qui est encore loin de permettre de faire face (sans jeu de mots) à des contrastes aussi élevés, a fortiori sur des modèles d’entrée de gamme ou de gamme moyenne.

La solution ? Il y en a plusieurs.

D’abord, il est sage de mettre le posemètre en mesure spot et de mesurer manuellement un point très éclairé du cadre, puis un point très sombre, et d’essayer de faire la moyenne. Quand je dis « point très éclairé », cela s’entend Soleil lui-même exclu, bien entendu : mesurer la lumière sur le Soleil directement, sans filtre, non seulement ne produirait aucun résultat utilisable, l’intensité lumineuse étant bien trop violente, mais pourrait même endommager le capteur, pour ne rien dire de la rétine du photographe… À éviter absolument ! Donc, il faudra accepter que le Soleil soit surexposé. Pour qu’il ne le soit pas, il faudrait employer un filtre gris très dense, tels que ceux que l’on utilise en photo astronomique, et qui rendrait le reste de l’image complètement noir.

Cela dit, même si l’on accepte que le Soleil soit aussi éblouissant sur la photo que dans la réalité, il existera en dehors de lui de nombreuses zones très éclairées qu’il faudra sauver, elles. Pour ce faire, soit vous arriverez à calculer une valeur moyenne comme expliqué plus haut, soit vous devrez « pousser le curseur » d’une côté ou de l’autre, choisissant de sauver plutôt les hautes lumières, soit au contraire de poser pour les ombres, acceptant de brûler une bonne partie des hautes lumières. Outre vos préférence artistiques personnelles, le choix pourra être commandé par des considérations pratiques : les parties les plus intéressantes du sujet, celles qui devront absolument rester lisibles, sont-elles plutôt très éclairées ou dans l’ombre ? Quelle que soit la réponse, il est rarement recommandé de choisir tout l’un ou tout l’autre : si vous décidez de poser pour les basses lumières, vous veillerez cependant à les surexposer légèrement afin de récupérer un peu de texture dans les transitions entre ombres et hautes lumières. Cela peut se faire très facilement quand on est en mode M, ou en introduisant une compensation d’exposition d’un ou plusieurs tiers de diaphragme… sans oublier de remettre ce réglage où il se trouvait auparavant !

Dans tous les cas, la consultation de l’histogramme sur l’écran arrière vous permet de juger instantanément du résultat obtenu. Ne vous fiez pas à la photo telle que l’écran la reproduit car il n’est peut-être pas très fidèle ; en revanche, l’histogramme, lui, ne ment pas.

Et comme dans toutes les situations d’exposition difficile, il est toujours possible de bracketer trois vues ou davantage, puis de combiner les résultats dans Photoshop, en faisant bien preuve de modération afin de ne pas transformer votre jolie photo en un HDR dont vous savez déjà ce que je pense…!

Et puis, il y a toujours le cas où l’on voit shooter « à l’instinct » (voire « ne mode paresseux »), en laissant faire les automatismes… et il faut bien admettre, notre science photographique dut-elle en souffrir, que la machine se débrouille parfois étonnamment bien, et obtient des résultats fort honorable, surtout sur les boîtiers haut de gamme qui bénéficient de nos jours de capacité d’analyse matricielle surprenantes.


Combattre le flare

Photographier avec le Soleil dans le cadre, ou à proximité, c’est prendre le risque quasi-certain que nos images soient parasitées par ces phénomènes que nos amis anglo-saxons appellent ghost ou flare, et qui se matérialisent notamment par de disgracieux points lumineux montrant la forme des lamelles du diaphragme, effet parfois recherché esthétiquement mais souvent peu gracieux et qui ne peut en tous cas être accepté de manière systématique. De plus, l’intensité du flare a souvent pour conséquence de noyer tout ou partie de l’image sous une « marée lumineuse », affadissant les couleurs et entraînant la perte des détails. Pour éviter cela, le mieux est, pour commencer, d’utiliser le pare-soleil fourni avec l’objectif (ou que l’on aura pris soin d’acquérir à part s’il n’est pas fourni), puis d’avoir recours si nécessaire à sa propre main ou à de petits cartons noirs rigides qui vont servir à prolonger l’effet du pare-soleil dans la direction voulue, en empêchant ces rayons solaires de pénétrer à l’intérieur de l’objectif.

Le flare se distingue ici clairement dans l’angle supérieur gauche de la photo.

 Le flare étant provoqué par les reflets internes générés entre les différentes lentilles de l’objectif par la violence du flux lumineux, les opticiens ont bien sûr tenté de lutter contre ce phénomène. Dès les années 1970 sont apparus les traitements dits « multi-couches » qui ont donné à nos objectifs ces jolies colorations bleu-vert ou orange-magenta. Ensuite, on s’est mis à utiliser des lentilles en verre spécial à faible dispersion, conservant mieux le parallélisme des rayons lumineux, car c’est de leur « pagaille » que naît le flare. Aujourd’hui, on y ajoute des traitements de surface dont les meilleurs sont imperceptibles à l’œil nu, à l’instar du NanoCrystal® de Nikon qui permet d’obtenir des résultats absolument remarquables. Hélas ! la médaille technologique a souvent le même revers, à savoir le prix, et ces traitement ne sont appliqués qu’à des objectifs haut de gamme, voire professionnels.

Absence totale de flare sur cette photo, malgré la présence directe du Soleil dans
le cadre. C’était la fin de l’après-midi et, bien que le Soleil soit encore haut
dans le ciel, je suis parvenu à garder un bon niveau de détail dans les ombres.

Le flare apparaît ici sous la forme d’un rayonnement qui, en l’occurrence, me semble
acceptable, voire même plutôt esthétique. On est plus tard dans la soirée, le Soleil est
plus bas sur l’horizon, les ombres plus longues et plus présentes, mais elles contri-
buent à l’ambiance un peu mystérieuse de la photo qui retient un bon niveau de détail.

Ici en revanche, même si le flare reste assez esthétique, il n’y a presque plus de
détails dans les basses lumières qui envahissent la majeure partie de l’image,
créant certes une ambiance intéressante mais nuisant beaucoup à la lisibilité.
 

Donc, combattre le flare se résume le plus souvent à empêcher l’entrée des rayons lumineux directs dans l’objectif en les interceptant. Afin de vérifier que votre main ou votre pare-soleil additionnel improvisé n’empiète pas sur le cadre, si votre viseur ne couvre pas 100% du champ, un coup de Live View vous permettra de voir ce qu’il en est. Et si les rayons pénètrent quand même, il n’y a pas grand-chose à faire. Dans certains cas, en fonction de la formule optique de l’objectif, diaphragmer un peu plus ou un peu moins peut aider à limiter le flare ; dans d’autres cas, il n’y aura aucune différence perceptible. Quelques essais comparatifs vous permettront de vous faire une bonne idée des capacités de vos différentes optiques en la matière.

Cela étant, et même s’il ne faut pas faire du contrejour une approche systématique (quoique), c’est un point de vue plus original et intéressant à adopter de temps à autre, quand on en connaît bien les inconvénients.

dimanche 6 mai 2012

Bien composer ses photos

Nota : n’oubliez pas de cliquer sur les imagettes pour voir les photos en grand format.

Si vous avez lu mes deux articles précédents sur l’exposition photographique, vous avez acquis de bonnes bases pour apprendre à exposer correctement vos photos. L’on peut aller bien plus loin dans ce domaine, et nous irons un de ces jours, mais pour l’heure, nous allons nous intéresser à un autre sujet, encore plus important que l’exposition : la composition.


Je dis « plus important », car même si vous ne savez pas, par vous-même, quels principes gouvernent l’utilisation de la lumière en photographie, il y a de bonnes chances que votre boîtier, lui, le sache, et qu’il fasse la plupart du temps, tout seul, un travail tout-à-fait acceptable dans ce domaine. En revanche, même le boîtier le plus sophistiqué ne sait pas (pour le moment, en tous cas) composer la photo de telle sorte qu’elle soit harmonieuse, dynamique, sereine, provocante, ou tous autres attributs que vous, l’auteur, avez l’intention de lui conférer… ce que vous êtes seul à savoir !

Composer une photo, c’est donc positionner dans le cadre, de manière harmonieuse et conforme à vos souhaits, les différents éléments qui vont devoir y entrer. Il y a pour cela, en restant simple, une règle de base à apprendre, et quelques corollaires qu’il ne faut pas perdre de vue.

« Dans le cadre », dites-vous ? Oui, mais quel cadre ? Bonne question : le premier choix à faire en matière de composition, c’est celui de la focale à utiliser. Il est évident que, debout au même endroit en face d’une cathédrale, d’une plage ou d’un rosier, vous n’obtiendrez pas du tout la même photo selon que vous utiliserez un grand-angle, un objectif dit « normal », un court télé, un long télé, un objectif macro, etc. Même si votre boîtier ne vous permet pas de changer d’objectif, votre cadre changera selon que vous zoomerez ou dézoomerez, et si vous n’avez qu’une seule focale fixe, vous aurez toujours la possibilité de « zoomer avec les pieds », en vous déplaçant physiquement —exercice d’ailleurs excellent, très formateur, et auquel les propriétaires de « zooms-paresse » devraient s’astreindre plus souvent !

Une fois la focale choisie, votre cadre est donc déterminé, ainsi que les éléments qui pourront y être inclus en fonction de l’angle de champ et du grossissement de la focale choisie, et partant bien sûr du principe que vous ne vous déplacerez plus, sinon tout change de nouveau.

Positionner ainsi, sur la ligne de côte, la magnifique croix celtique de cet émouvant petit
oratoire du XIe siècle, résulte évidemment d’un choix délibéré qui suppose
une certaine gymnastique pedibus cum jambis… Dans une pareille situation,
aucun zoom ne peut aider, seul le placement de l’opérateur le peut (Saint-Cado, Morbihan)


Partant de là, deux possibilités : ou bien vous collez votre sujet principal bien au milieu du cadre (« en plein dans la pastille » comme on disait à l’époque de l’argentique en référence à la « pastille » ronde du stigmomètre placée au centre du verre de visée), et vous obtenez les photos-souvenir banales de tout le monde, qui ne trouveront grâce qu’aux yeux de ceux qui les ont prises et de ceux qui sont dessus, ou bien… vous essayez d’agencer les éléments dans le cadre d’une manière lus harmonieuse.

« Oui, mais c’est quoi, au juste, l’harmonie ? » dites-vous maintenant. Il est vrai que, dans une certaine mesure, l’harmonie, l’esthétique, sont des notions subjectives qui sont affaire d’appréciation personnelle. Cependant, nous faisons tous partie de l’espèce Homo sapiens, la plupart d’entre nous vivent dans ce qu’on appelle « le monde occidental », et ce qui, à l’œil, semble harmonieux et bien proportionné est bien plus « normalisé » que l’on ne pourrait le penser. C’est pourquoi l’on peut en premier lieu s’appuyer sur la règle de base, dite règle des tiers, que l’on peut expliquer brièvement comme suit : divisez le cadre en tiers, dans le sens de la hauteur et de la largeur, et positionnez les éléments importants de votre photo sur ou aux environs des lignes de partage, voire mieux encore, à leurs intersections.

Partage du cadre selon la règle des tiers. Sur certains boîtiers, il est possible
d’afficher ces lignes dans le viseur afin d’aider à la composition.
Quand vous aurez un peu l’habitude, vous le ferez d’instinct et n’en aurez plus besoin.


Vous avez assimilé la règle des tiers ? Bravo, vous savez désormais l’essentiel de ce qu’il faut pour bien composer une photo.

Cette image assez banale d’un panier de cerises posé sur l’herbe serait parfaitement barbante
si le panier était « en plein dans la pastille ». Ainsi décadrée, la photo « passe » mieux,
même si son sujet n’est pas captivant.


Les autres petites règles annexes, maintenant, ne seront plus qu’un jeu d’enfant. Il en existe d’autres, outre celles dont je vais parler, vous les découvrirez chemin faisant.

La première règle concerne les regards. Quand votre sujet possède un regard (être humain ou animal), et que ce regard n’est pas dirigé droit vers l’appareil mais vers l’un des bords de l’image, il est important de laisser de l’espace à ce regard pour voyager. Décadrez donc afin qu’il ne paraisse pas buter tout de suite contre le bord du cadre.

Ici, j’ai cadré de sorte à laisser de l’espace dans la direction du regard de la mouette.


Mais bien sûr, toute règle possède ses exceptions :

Ici, j’ai cadré la mouette du « mauvais côté » de l’image du point de vue de son regard,
afin de montrer le mouvement de l’eau dérangé par son récent envol.


Autre corollaire important : utilisez les perspectives, les alignements, la répétition de motifs identiques ou similaires, servez-vous des angles de l’image pour « faire sortir » ou « faire entrer » les trajectoires, les directions que l’œil peut détecter dans votre photo. Comme souvent, quelques exemples seront plus parlants :

Ici la clôture de barbelé « sort » du cadre par l’angle inférieur gauche.
Les feuilles de papier qui sèchent « voyagent » de l’angle supérieur gauche à l’angle
inférieur droit, qui est le sens de lecture de nos langues occidentales.

Les traces de roues « sortent » par l’angle inférieur gauche.


Des approximations peuvent parfois fonctionner de manière satisfaisante :

La ligne de crête sort « presque » dans l’angle supérieur droit, alors que la route
rate de peu l’angle inférieur du même côté… mais l’image demeure plaisante
à contempler et semble harmonieuse. Moralité : le respect scrupuleux et rigoureux
de la règle n’est pas forcément toujours indispensable… (col de Roncevaux)
Brume matinale sur le lac de Genève, la règle des tiers n’est pas véritablement
respectée mais l’ambiance ouatée est prenante et l’on oublie de saisir
son double-décimètre…!


Pensez aussi à adopter un point de vue un peu original, différent de ce que l’on voit partout : pour photographier de banales fleurs des champs, allongez-vous sur le sol et photographiez-les du dessous…

Un point de vue inhabituel donne à un sujet banal un relief nouveau…
… Particulièrement lorsqu’on le photographie face au soleil, « cassant » ainsi
un autre principe photographique qui veut qu’on se place de préférence avec
le soleil dans le dos, ou sur le côté… Nous en reparlerons.

Un monument archi-connu (ici, la Ca’ d’Oro à Venise) peut bénéficier aussi
d’une approche visuelle plus audacieuse (ici un basculement du boîtier
qu’on appelle Dutch angle au cinéma) qui rendra l’image plus attachante…
ou plus repoussante pour certains, reconnaissons-le !
Une composition banale faute d’options plus intéressantes peut être rendue plus vivante
et plus attirante visuellement en assemblant plusieurs photos,
telle cette petite série faite pour le premier album d’un groupe de rock lyonnais.


Si vous choisissez d’écarter la règle des tiers au bénéfice d’une composition symétrique ou presque, rien ne vous en empêche…

Symétrie quasi-parfaite d’une « HLM » vénitienne.

Autre exemple de composition symétrique (moins parfaite évidemment,
puisque dépeignant une activité humaine et sportive), qui repose
aussi bien sur les éléments qui se répondent à l’identique
de chaque côté du cadre, et sur les éléments différenciants,
un peu comme le jeu des sept erreurs…

Ainsi prend fin ce premier article sur la composition. Mettez en pratique la règle des tiers, les angles d’entrée et de sortie, les perspectives, les espaces libres devant les regards, et n’oubliez pas aussi… d’oublier les règles de temps en temps, quand l’intérêt de l’image le commande !

Orage d’été sur la lagune de Venise : le ciel était tellement magnifique qu’il n’était
pas question d’en perdre une partie pour réserver un tiers du cadre à la mer !

samedi 5 mai 2012

De l’importance de la post-production

Ce qu’on appelle « post-production », ou encore « post-traitement », c’est tout ce qui se passe après la prise de vues elle-même. Jadis, c’était le travail dans le labo-photo : développement de la pellicule, puis agrandissement et tirage, avec parfois l’étape intermédiaire et bien utile de la planche-contact qui rendait le négatif plus lisible à l’œil. Pour l’immense majorité des photographes, ces travaux ne concernaient que les films noir et blanc, le traitement des films négatifs couleur (et a fortiori des films dits « inversibles », pour diapositives) étant trop complexe, et surtout bien trop coûteux pour la plupart des non-professionnels —et même pour un bon nombre de ces derniers !

Pour ne pas trop dépayser les anciens, les geeks nos amis informaticiens ont inventé la métaphore du « labo-photo virtuel » pour qualifier les divers logiciels qui, aujourd’hui, permettent à un nombre infiniment plus grand de photographes, même amateurs, de « post-traiter » leurs photos, fussent-elles en couleur, afin de les préparer pour l’impression, voire de les imprimer eux-mêmes !

En effet, moyennant l’apprentissage de ces logiciels de post-production (dont certains sont terriblement puissants et complexes, mais d’autres beaucoup plus simples : il y en a pour tous les goûts !), nous disposons maintenant, sans devoir manipuler de produits chimiques polluants, inflammables et malodorants, sans devoir monopoliser la salle de bains en obscurcissant hermétiquement sa fenêtre, et sans devoir stocker quelque part un volumineux agrandisseur, une glaceuse, des cuves et des bacs, des tuyaux et des bouteilles —sans toutes ces contraintes, donc, nous disposons maintenant d’outils de retouche et de post-traitement largement plus nombreux, plus puissants et plus précis que ceux dont disposaient, il y a quelques décennies, les meilleurs tireurs professionnels, du haut de leurs quarante années d’expérience de la chambre noire !

Dune du delta de l’Èbre en Espagne : la colorimétrie a été travaillée en post-production
pour dramatiser l’image.

Autre exemple encore un peu plus poussé de dramatisation des couleurs et de la luminosité.

Car, et c’est probablement la première chose qu’il faut dire à l’attention des puristes qui affectent de mépriser le travail de post-production, les photographes ont toujours « travaillé » leurs images sous la lumière inactinique du labo, dans la cuve de développement ou « sous l’agrandisseur », comme l’on disait à l’époque. Les retouches au pinceau, trucages, masquages divers et variés, ont toujours été employés, y compris par les champions de l’instantané-vérité ou de l’instant décisif, comme les historiens de la photographie l’ont montré depuis que la disparition de ces grands maîtres a permis de faire la lumière (sans jeu de mots) sur les méthodes qu’ils employaient véritablement.

Donc, n’ayons pas, au nom de je ne sais quel tabou, peur de post-traiter nos photos. Certes, tout doit être aussi parfait que possible dès la prise de vues, et d’ailleurs certaines erreurs ne se rattrapent pas, même avec la dernière version de Photoshop. Mais cela étant, ne pensons pas que ce serait « mal » de post-traiter, ni que ce serait nécessairement la marque d’un manque de maîtrise de la « vraie » photo (celle qu’on pratique appareil en main) au bénéfice de la « fausse » (celle que l’on met en œuvre à l’ordinateur). Bien souvent, ce mépris affiché par certains vis-à-vis de la post-production est tout simplement la conséquence du fait qu’ils maîtrisent mal les outils que l’informatique met à notre disposition, et qu’en les ostracisant, ils espèrent que leurs propres lacunes seront moins criantes.

Il est aussi possible de «truquer» (même si je réprouve le côté méprisant du terme)
à la prise de vue: ici, cette photo prise sous bois en plein jour a été dramatisée
par une sous-exposition, donnant l’impression d’une photo prise de nuit.

Car il est vrai que, qui dit nouveaux outils, dit apprentissage, et même un double apprentissage. D’abord apprentissage de l’utilisation même du logiciel, ce qui n’est pas évident, et suppose en plus que l’on sache déjà bien utiliser un ordinateur et que l’on maîtrise, entre autres, les bonnes procédures sécurisées qui éviteront que l’on endommage ou que l’on efface par mégarde une ou plusieurs photos que l’on souhaitait conserver. De plus, la plupart des techniques qui permettent, à partir d’une excellente prise de vue, d’obtenir une image remarquable, sont des techniques assez sophistiquées, relativement complexes et que la simple maîtrise des fonctionnalités de base du logiciel ne nous permettra pas encore d’atteindre. Bien sûr, ces fonctionnalités de base suffiront à l’immense majorité des preneurs d’images-souvenir, mais celles et ceux qui voudront aller plus loin ne pourront pas s’en contenter.

Ensuite et surtout, outre cet apprentissage purement technique de l’outil, il en est un autre plus long et bien plus important que j’appellerai l’apprentissage « artistique ». Ce n’est pas parce qu’on nous met entre les mains le burin qu’a utilisé Michel-Ange et qu’on nous apprend à le manipuler, que nous serons capables de produire la Pietà… ou, si vous préférez, qu’on nous mette entre les mains la machine à écrire d’Hemingway ne nous rendra pas pour autant capables de produire ipso facto un chef-d’œuvre tel que L’adieu aux armes… Maîtriser techniquement un outil puissant ne nous instille pas le bon goût, la mesure, le sens artistique, la créativité. Et de même que la publication assistée par ordinateur a ôté bien des travaux des mains des maquettistes, des compositeurs et des imprimeurs professionnels expérimentés et compétents, pour les mettre dans celles d’amateurs qui pensaient qu’ils l’étaient, avec les résultats affligeants qu’on constate aujourd’hui sur bien des travaux imprimés, de même voyons-nous nombre d’horreurs sortir des mains des photographes qui s’improvisent tireurs ou retoucheurs, et cèdent à la tentation, à la facilité quelque peu racoleuse de « pousser trop loin les curseurs » du logiciel, sans que leur éducation artistique (inexistante) ne leur crie qu’ils sont en train d’en faire trop.

Trois exemples de photos dont l’ambiance a été altérée par le post-traitement :
pour cette vieille cabine téléphonique anglaise, il s’agissait d’accentuer l’impression de ruine, de décrépitude...

... Pour ce vieux DC-3, de mettre en valeur la fragilité de la machine face à l’orage menaçant...

... Et pour ce superbe voilier classique, de souligner la finesse de ses lignes
dans une ambiance alliant coups de soleil et prémices de tempête.

 Un des exemples (mais ce n’est qu’un exemple) de ces excès est la technique dite HDR (high dynamic range, ou dynamique étendue), qui est à la bonne photo ce que la télé-réalité est à la bonne fiction télévisée : d’un côté Les rois maudits ou Inspecteur Morse (ou, pour les plus modernes, Sherlock), de l’autre Le loft ou Koh-Lanta. Au départ, une bonne idée pratiquée depuis bien avant le numérique, mais rendue infiniment plus facile d’accès par lui : le bracketing, c’est-à-dire le fait de prendre plusieurs photos du même sujet, à quelques fractions de seconde d’intervalle, mis avec des réglages d’exposition différents, afin de pouvoir ensuite combiner ces différentes images pour ne retenir qu’une partie de chacune d’elle. L’idée étant de présenter une photo « lisible », même s’il existe de très grandes différences d’éclairement entre les parties les plus sombres et les parties les plus claires, des différences telles que même un appareil moderne ne pourra les représenter toutes ensemble, et que même avec la plus grande habileté du monde, on sera forcé de choisir entre surexposer une partie, ou sous-exposer une autre partie… d’où l’intérêt de prendre plusieurs photos, certaines avec les parties claires bien exposées et les parties sombres complètement sous-exposées, d’autres avec ces parties sombres bien exposées, quitte à « brûler » complètement les parties plus éclairées. Ensuite, l’on combine pour garder le meilleur des parties claires avec le meilleur des parties sombres, augmentant ainsi artificiellement la dynamique reproduite sur la photo.

En théorie, c’est une excellente idée, et en pratique, cette idée fonctionne très bien… à condition de la pratiquer de façon mesurée, et malheureusement, dans l’esprit de la plupart des photographes de fraîche date qui pensent déjà tout savoir, cette notion de mesure passe rapidement à la poubelle pour aboutir à des photos où l’on voit tout, où plus rien n’est suggéré ni laissé à l’imagination, des photos sans noirs et sans contraste, où tout est plus ou moins uniformément éclairé, qui n’ont plus rien à voir avec la scène reproduite et qui sont, à mon avis, d’un mauvais goût extrême. Comme je le dis souvent à ces apprentis-sorciers, « ouvrez n’importe quel numéro de National Geographic, magazine mondialement réputé depuis toujours pour la très haute qualité de son iconographie, et demandez-vous pourquoi vous n’y voyez jamais aucune photo HDR… »

Ici, le retoucheur admet avoir, pour une fois, cédé à la tentation de la facilité en faisant joujou
avec les curseurs de Photoshop... Ce qui peut être amusant pour une photo spécifique,
ne doit évidemment pas devenir une habitude !

 Le HDR et ses excès illustrent parfaitement les pièges dans lesquels le photographe débutant, qui n’a pas encore eu le temps d’accomplir son éducation artistique, va tomber par facilité et, disons-le, mauvais goût. Et comme on peut l’imaginer, de même qu’il y a des millions de personnes scotchées devant leur écran TV quand on diffuse une émission de télé-réalité, de même, vous l’imaginez, les gens sont nombreux à être époustouflés par le HDR, et ne se rendent même pas compte de la facilité de l’effet.

Panem et circenses ont toujours existé, me dira-t-on, et lorsque la mode du HDR aura passé, une autre lui succédera. Sans doute, mais ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer la facilité criarde lorsqu’elle commence à se faire un peu trop présente, et surtout le HDR est un prétexte idéal pour rappeler à mes confrères (et –sœurs !) photographes que, plus les outils de retouche modernes sont puissants, plus il faut les manier avec modération car il est facile de tomber dans l’outrance. Les quelques photos qui illustrent cet article ont été « sur-traitées » à dessein pour produire des effets ou traduire des ambiances particulières et exceptionnelles ; de telles pratiques ne doivent pas, à mon sens, devenir systématiques, car alors on sombrerait dans le caricatural.

En bref, et sauf à rechercher ponctuellement un effet outrancier pour un cliché particulier qui le requiert, la bonne retouche est exactement ce qu’elle était déjà il y a des décennies : celle qui rend la photo meilleure, tout en se ne voyant pas. Tout comme le bon photographe de rue est, comme le rappelait Cartier-Bresson, celui qui se fond dans l'ambiance et que l’on ne remarque pas, la bonne retouche est celle qui donne à la photo cette atmosphère indéfinissable, dont on ne sait pas d’où elle vient, sans pour autant pouvoir soupçonner la présence d’une retouche puisque, de toute évidence, la photo n’a pas été retouchée... sauf qu’elle l’a été quand même!

La retouche a consisté ici à saturer un peu les couleurs des roches de la falaise,
tout en désaturant légèrement celles du ciel et de la mer.
Traitement dit bleach visant à donner une tonalité un peu irréelle à cette photo.

J’aurai certainement l’occasion de parler plus en détail du travail de post-production qui est devenu si important pour les photographes auxquels les techniques numériques modernes donnent une chance inespérée de pouvoir maîtriser lensemble de leur chaîne graphique, depuis la prise de vues jusqu'à limpression des tirages définitifs. Pour le moment, souvenons-nous simplement qu’en règle générale, la retouche est une substance à consommer avec modération !