jeudi 12 avril 2012

Da Vinci Code : plaisir, rage et fatalisme


Puisqu’il n’est pas question que de photo sur ce blog, laissez-moi vous dire que j’ai récemment relu le Da Vinci Code, de Dan Brown, qui fit tant parler de lui (ainsi que le film —médiocre— qui en fut tiré) au cours de la décennie précédente.

Je l’ai relu avec plaisir, avec rage et avec un fatalisme amusé.

Plaisir parce que, avant tout, l’intrigue est bien conçue. Toutes les œuvres de fiction qui utilisent les ressorts des plus grands mystères de l’humanité stimulent notre imagination et nous font facilement rêver ; les mystères relatifs à l’existence d’un ou de plusieurs dieux en font partie, et si certaines intrigues mystérieuses que l’on pourrait peut-être construire à partir de la Torah, du Coran ou des textes bouddhiques ou taoïstes nous seraient évidemment plus absconses (il est curieux, d’ailleurs, qu’il n’y en ait pas, ou qu’on n’en ait pas entendu parler en Occident…), celles qui prennent le christianisme pour argument nous sont évidemment bien plus familières, que nous soyons croyants ou non. Dans le même genre, souvenez-vous comme l’intrigue d’Indiana Jones et la dernière Croisade fonctionnait bien : tout ce qui touche au mythe du Graal nous sollicite fortement, car c’est sans doute le chemin le plus connu par lequel l’homme pourrait espérer entrer en contact avec le divin supposé. Autant une description détaillée du Paradis céleste nous émouvra peu, puisque nous n’avons aucun espoir de pouvoir un jour l’expérimenter et en parler ensuite car nous ne pourrons y accéder, pour autant qu’il existe, qu’après notre mort, autant une description de la vie du Christ, qui a très probablement existé sur Terre, mais surtout une description de celles et ceux qui l’ont entouré, et de ses/leurs éventuels descendants, nous semble beaucoup plus palpable, tangible, surtout lorsqu’on ajoute, par exemple, que cette même descendance aurait pu se serait perpétuée jusqu’à nos jours.

Bref, tout ce qui offre une possibilité raisonnable de nous mettre en contact plus ou moins direct avec le divin avéré ou supposé, est un excellent argument de base pour une œuvre de fiction, avec ce risque omniprésent que l’intrigue parte trop fort ou monte trop haut, et que le dénouement, par contraste, apparaisse faiblard et tristement matériel, dépourvu du merveilleux qui nimbait l’intrigue à son début.

À cet égard, l’intrigue du Da Vinci Code ne déçoit pas, et c’est assez remarquable pour être souligné. Il y avait à la fin d’Indiana Jones et la dernière Croisade (film construit sur le même thème) une forme de déception, de letdown, de « tout ça pour ça ? », que j’ai ressentie aussi à la lecture du Miserere de Jean-Christophe Grangé (qui fonctionne sur un autre registre, mais lui aussi en lien avec le divin mystérieux). Pas de cela chez Dan Brown, qui parvient à donner à son dénouement une teinture de merveilleux qui ne déçoit pas, de même qu’avait pu le faire un autre romancier américain, Richard Ben Sapir, dans un merveilleux livre, Quest, passé totalement inaperçu lors de sa publication en 1987 et qui aurait sans doute fait un formidable film d’aventures si le décès de l’auteur, la même année, suivi de problèmes de succession, n’avait pas tué dans l’œuf tout projet de ce genre.

Un autre roman du même Ben Sapir, The Body, illustre d’ailleurs parfaitement ce concept d’une (trop) passionnante idée de départ qu’on ne parvient pas à mener à terme. Jugez-en : lors de travaux de construction à Jérusalem, les terrassiers mettent à jour une tombe antique, phénomène courant dans cette ville, mais qui entraîne forcément l’intervention des pouvoirs publics. Enquête préliminaire faite, une série de constatations scientifiques troublantes laisse à penser que cette tombe pourrait celle… du Christ. Problème : le corps du défunt (supposé ressusciter et monté aux cieux, rappelons-le pour ceux qui n’auraient pas suivi) est toujours à l’intérieur…! On imagine quelles perspectives passionnantes s’ouvrent dès lors pour le romancier… La suite ne tenait, hélas ! pas les promesses du début, et quant au film qui, cette fois, fut effectivement tiré du roman en 2011 avec Antonio Banderas, il était rigoureusement insipide, un nanar total.

Mais revenons au Da Vinci Code. L’intrigue, on l’a dit, est excellente. C’est plutôt bien écrit, en tous cas la version originale, car la traduction française est dans une langue beaucoup plus médiocre. Tout cela participe au plaisir de la relecture, presque dix ans après.

La rage, elle, provient, comme elle provenait déjà il y a dix ans, d’une accumulation de détails approximatifs, stupides, franchement erronés, et qu’il aurait pourtant été si facile d’éviter.

Ce genre de roman, même s’il part d’un argument appartenant au merveilleux (je dirais même : surtout s’il part d’un tel argument), doit se montrer d’une authenticité matérielle sans faille (enfin, autant que possible), afin d’ancrer dans une réalité tangible et vérifiable (bref : crédible) ses développements imaginaires forcément assez osés. En résumé, pour qu’on y croie, pour mettre fin au scepticisme initial du lecteur (ce que nos amis anglo-saxons appellent suspension of disbelief), le roman doit être irréprochable dans tout ce qu’il a de matériel et que le lecteur peut vérifier par lui-même. Or, c’est bien dans ce domaine que le Da Vinci Code pèche gravement —au contraire, par exemple, des Harry Potter qui, en dépit de leur prémisse totalement fantasmagorique, déploient une remarquable cohérence interne.

Je donnerai quelques exemples, parmi les plus criants.

Qui peut croire que les quatre personnes à la tête d’une organisation secrète aussi sécurisée que le Prieuré de Sion, détentrice du secret du Graal, vivent toutes les quatre dans la même ville (Paris), de telle sorte qu’il est commode de les assassiner tous en l’espace de quelques heures ? Même en oubliant l’assassin brownesque, ces quatre personnes, seules détentrices du secret, n’auraient-elles pas été à la merci du même cataclysme ou du même attentat terroriste, vivant toutes dans un espace de quelques kilomètres carrés ? Même à supposer que ces personnes soient toutes françaises, ce qui semble peu probable pour une organisation dont on nous montre par ailleurs le passé très cosmopolite, n’était-il pas de la plus élémentaire prudence qu’elles résident à plusieurs centaines de kilomètres l’une de l’autre, voire même dans des pays différents ?

Qui, ayant même brièvement visité Paris, peut croire que les voitures (fussent-elles de police) circulent au milieu du jardin des Tuileries, à l’exception bien entendu du passage du Carrousel ? Qui peut imaginer que Dan Brown n’ait pas été capable de décrire le véritable parcours urbain qui conduit de l’hôtel Ritz, place Vendôme, au musée du Louvre, ce dont n’importe quel lecteur, s’amusant à retracer cet itinéraire sur Google Maps, s’apercevra forcément ? Pourquoi faire l’insigne bêtise de placer la rue Haxo à côté du du stade Roland-Garros, alors qu’elle est à Belleville, à l’autre bout de Paris ? Pourquoi de telles incohérences géographiques élémentaires et si faciles à constater, sans parler de celles, sans doute plus nécessaires au développement de l’intrigue, concernant l’intérieur du musée du Louvre lui-même ? Dan Brown nous abreuve de détails sur le parquet soi-disant mythique de la Grande Galerie, puis nous démontre de manière criante que, loin de s’être donné le mal (le plaisir ?) de venir à Paris en repérage, il n’a même pas pris la peine de se procurer un plan de la ville. Certaines des erreurs les plus flagrantes ont d’ailleurs été fort à-propos expurgées de la traduction française…

Je passe sur le fait qu’un simple capitaine (répondant à l’improbable patronyme de Bézu Fache !) puisse être le patron de la police judiciaire et, bien sûr, sur les nombreuses autres approximations, erreurs factuelles et invraisemblances qui parsèment le livre et qui ont déjà été relevées des milliers de fois. Ce qui est véritablement rageant, c’est que dans leur immense majorité, elles auraient pu être évitées sans aucun dommage pour le déroulement de l’histoire, qui y aurait notablement gagné en termes de crédibilité.

Voilà donc pour la rage. Le fatalisme amusé, quant à lui, provient du fait que, finalement, toute l’histoire du Da Vinci Code est fondée sur l’existence de cette mystérieuse société secrète, le Prieuré de Sion, prétendument fondée au XIe siècle, et dont Dan Brown nous affirme, au début du livre, qu’elle existe réellement.

Le Da Vinci Code a été publié en 2003. Or, début 2000, décéda un certain Pierre Plantard, affabulateur et mythomane, qui avait créé le Prieuré de Sion en 1956 (c’est plus prosaïque que 1099 !) pour défendre les droits de locataires de HLM de la région d’Annemasse, ville de Savoie proche de laquelle se trouve une « colline de Sion ». Je disais « prosaïque » ? Le Plantard en question, interrogé dans le cadre d’une instruction judiciaire par le juge Jean-Pierre, avait reconnu plusieurs années auparavant que toute l’histoire du Prieuré de Sion était une affabulation, un canular créé de toutes pièces par lui-même et quelques acolytes dans le but de se faire reconnaître, lui, Plantard, comme descendant des Mérovingiens et, par eux, de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine… Excusez du peu, passons.

Ce canular, plutôt bien conçu pour quelqu’un d’une ampleur intellectuelle apparemment assez limitée (tel que le Pierre Plantard en question), abusa suffisamment trois Anglais, dans les années 1980, pour qu’ils construisent, pour l’essentiel (mais pas seulement) sur cette base, un grand succès de librairie avec leur livre Holy Blood, Holy Grail, que j’avais à l’époque lu avec un intérêt teinté de scepticisme. C’est de ce même livre que Dan Brown s’était très largement inspiré (y compris en référençant ses auteurs dans le Da Vinci Code au travers d’anagrammes de leurs patronymes), à telle enseigne que lesdits Anglais lui firent un procès, qu’ils perdirent d’ailleurs. Il faut dire qu’ils n’avaient rien… à perdre, justement.

Mais ce qui me semble important, c’est de souligner que si, à l’extrême rigueur, le canular du Prieuré de Sion avait pu abuser nos amis d’outre-Manche dans les années 1980, un auteur de fiction conduisant des recherches sérieuses en vue d’un prochain roman au début des années 2000, ne pouvait pas, ne devait pas, lui, se laisser abuser de la même manière, dans la mesure où cela faisait déjà plusieurs années que la supercherie de Plantard avait été dévoilée au grand jour via l’instruction du juge Jean-Pierre, et soulignée une fois encore à l’occasion du récent décès de l’auteur du canular lui-même !

Comment Dan Brown, qui professe des prétentions certaines quant à la qualité de son travail, a-t-il pu écrire son plus grand succès à ce jour sur des prémisses aussi évidemment trompeuses, et comment autant de lecteurs (et de journalistes !) ont-ils pu tomber dans le panneau sans relever l’énorme supercherie qui est à l’origine même de l’histoire, et sans laquelle cette histoire n’existerait pas ?

Parfois, la crédulité humaine me laisse pantois.

J’ai dit que l’intrigue du Da Vinci Code était bien conçue et fort ingénieuse. Puisqu’elle n’appartient pas à Dan Brown, qui a tout puisé dans le livre des Anglais Lincoln, Baigent et Leigh, et puisqu’eux-mêmes s’étaient très largement inspirés du canular de Sion, ce qui m’intéresserait, c’est de savoir qui a échafaudé ce canular, car c’est lui qui, en définitive, a apporté la véritable valeur ajoutée romanesque à l’affaire (je ne crois pas un instant que Plantard ait été cette personne, il a simplement servi de « façade »), certes à partir de nombreuses légendes éparses, Joseph d’Arimathie, Marie-Madeleine, les Cathares, etc., mais en y apportant malgré tout un ciment de vraisemblance et d’unité créative qui a permis que le canular de Sion perdure pendant plusieurs décennies, et abuse des milliers de personnes en dépit des quelques ouvrages qui avaient tenté, sans succès, de le démonter.

On a toujours plus envie de croire ceux qui nous racontent une histoire merveilleuse, plutôt que ceux qui nous ramènent sur le dur et monotone pavé de la réalité quotidienne…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire