samedi 5 mai 2012

De l’importance de la post-production

Ce qu’on appelle « post-production », ou encore « post-traitement », c’est tout ce qui se passe après la prise de vues elle-même. Jadis, c’était le travail dans le labo-photo : développement de la pellicule, puis agrandissement et tirage, avec parfois l’étape intermédiaire et bien utile de la planche-contact qui rendait le négatif plus lisible à l’œil. Pour l’immense majorité des photographes, ces travaux ne concernaient que les films noir et blanc, le traitement des films négatifs couleur (et a fortiori des films dits « inversibles », pour diapositives) étant trop complexe, et surtout bien trop coûteux pour la plupart des non-professionnels —et même pour un bon nombre de ces derniers !

Pour ne pas trop dépayser les anciens, les geeks nos amis informaticiens ont inventé la métaphore du « labo-photo virtuel » pour qualifier les divers logiciels qui, aujourd’hui, permettent à un nombre infiniment plus grand de photographes, même amateurs, de « post-traiter » leurs photos, fussent-elles en couleur, afin de les préparer pour l’impression, voire de les imprimer eux-mêmes !

En effet, moyennant l’apprentissage de ces logiciels de post-production (dont certains sont terriblement puissants et complexes, mais d’autres beaucoup plus simples : il y en a pour tous les goûts !), nous disposons maintenant, sans devoir manipuler de produits chimiques polluants, inflammables et malodorants, sans devoir monopoliser la salle de bains en obscurcissant hermétiquement sa fenêtre, et sans devoir stocker quelque part un volumineux agrandisseur, une glaceuse, des cuves et des bacs, des tuyaux et des bouteilles —sans toutes ces contraintes, donc, nous disposons maintenant d’outils de retouche et de post-traitement largement plus nombreux, plus puissants et plus précis que ceux dont disposaient, il y a quelques décennies, les meilleurs tireurs professionnels, du haut de leurs quarante années d’expérience de la chambre noire !

Dune du delta de l’Èbre en Espagne : la colorimétrie a été travaillée en post-production
pour dramatiser l’image.

Autre exemple encore un peu plus poussé de dramatisation des couleurs et de la luminosité.

Car, et c’est probablement la première chose qu’il faut dire à l’attention des puristes qui affectent de mépriser le travail de post-production, les photographes ont toujours « travaillé » leurs images sous la lumière inactinique du labo, dans la cuve de développement ou « sous l’agrandisseur », comme l’on disait à l’époque. Les retouches au pinceau, trucages, masquages divers et variés, ont toujours été employés, y compris par les champions de l’instantané-vérité ou de l’instant décisif, comme les historiens de la photographie l’ont montré depuis que la disparition de ces grands maîtres a permis de faire la lumière (sans jeu de mots) sur les méthodes qu’ils employaient véritablement.

Donc, n’ayons pas, au nom de je ne sais quel tabou, peur de post-traiter nos photos. Certes, tout doit être aussi parfait que possible dès la prise de vues, et d’ailleurs certaines erreurs ne se rattrapent pas, même avec la dernière version de Photoshop. Mais cela étant, ne pensons pas que ce serait « mal » de post-traiter, ni que ce serait nécessairement la marque d’un manque de maîtrise de la « vraie » photo (celle qu’on pratique appareil en main) au bénéfice de la « fausse » (celle que l’on met en œuvre à l’ordinateur). Bien souvent, ce mépris affiché par certains vis-à-vis de la post-production est tout simplement la conséquence du fait qu’ils maîtrisent mal les outils que l’informatique met à notre disposition, et qu’en les ostracisant, ils espèrent que leurs propres lacunes seront moins criantes.

Il est aussi possible de «truquer» (même si je réprouve le côté méprisant du terme)
à la prise de vue: ici, cette photo prise sous bois en plein jour a été dramatisée
par une sous-exposition, donnant l’impression d’une photo prise de nuit.

Car il est vrai que, qui dit nouveaux outils, dit apprentissage, et même un double apprentissage. D’abord apprentissage de l’utilisation même du logiciel, ce qui n’est pas évident, et suppose en plus que l’on sache déjà bien utiliser un ordinateur et que l’on maîtrise, entre autres, les bonnes procédures sécurisées qui éviteront que l’on endommage ou que l’on efface par mégarde une ou plusieurs photos que l’on souhaitait conserver. De plus, la plupart des techniques qui permettent, à partir d’une excellente prise de vue, d’obtenir une image remarquable, sont des techniques assez sophistiquées, relativement complexes et que la simple maîtrise des fonctionnalités de base du logiciel ne nous permettra pas encore d’atteindre. Bien sûr, ces fonctionnalités de base suffiront à l’immense majorité des preneurs d’images-souvenir, mais celles et ceux qui voudront aller plus loin ne pourront pas s’en contenter.

Ensuite et surtout, outre cet apprentissage purement technique de l’outil, il en est un autre plus long et bien plus important que j’appellerai l’apprentissage « artistique ». Ce n’est pas parce qu’on nous met entre les mains le burin qu’a utilisé Michel-Ange et qu’on nous apprend à le manipuler, que nous serons capables de produire la Pietà… ou, si vous préférez, qu’on nous mette entre les mains la machine à écrire d’Hemingway ne nous rendra pas pour autant capables de produire ipso facto un chef-d’œuvre tel que L’adieu aux armes… Maîtriser techniquement un outil puissant ne nous instille pas le bon goût, la mesure, le sens artistique, la créativité. Et de même que la publication assistée par ordinateur a ôté bien des travaux des mains des maquettistes, des compositeurs et des imprimeurs professionnels expérimentés et compétents, pour les mettre dans celles d’amateurs qui pensaient qu’ils l’étaient, avec les résultats affligeants qu’on constate aujourd’hui sur bien des travaux imprimés, de même voyons-nous nombre d’horreurs sortir des mains des photographes qui s’improvisent tireurs ou retoucheurs, et cèdent à la tentation, à la facilité quelque peu racoleuse de « pousser trop loin les curseurs » du logiciel, sans que leur éducation artistique (inexistante) ne leur crie qu’ils sont en train d’en faire trop.

Trois exemples de photos dont l’ambiance a été altérée par le post-traitement :
pour cette vieille cabine téléphonique anglaise, il s’agissait d’accentuer l’impression de ruine, de décrépitude...

... Pour ce vieux DC-3, de mettre en valeur la fragilité de la machine face à l’orage menaçant...

... Et pour ce superbe voilier classique, de souligner la finesse de ses lignes
dans une ambiance alliant coups de soleil et prémices de tempête.

 Un des exemples (mais ce n’est qu’un exemple) de ces excès est la technique dite HDR (high dynamic range, ou dynamique étendue), qui est à la bonne photo ce que la télé-réalité est à la bonne fiction télévisée : d’un côté Les rois maudits ou Inspecteur Morse (ou, pour les plus modernes, Sherlock), de l’autre Le loft ou Koh-Lanta. Au départ, une bonne idée pratiquée depuis bien avant le numérique, mais rendue infiniment plus facile d’accès par lui : le bracketing, c’est-à-dire le fait de prendre plusieurs photos du même sujet, à quelques fractions de seconde d’intervalle, mis avec des réglages d’exposition différents, afin de pouvoir ensuite combiner ces différentes images pour ne retenir qu’une partie de chacune d’elle. L’idée étant de présenter une photo « lisible », même s’il existe de très grandes différences d’éclairement entre les parties les plus sombres et les parties les plus claires, des différences telles que même un appareil moderne ne pourra les représenter toutes ensemble, et que même avec la plus grande habileté du monde, on sera forcé de choisir entre surexposer une partie, ou sous-exposer une autre partie… d’où l’intérêt de prendre plusieurs photos, certaines avec les parties claires bien exposées et les parties sombres complètement sous-exposées, d’autres avec ces parties sombres bien exposées, quitte à « brûler » complètement les parties plus éclairées. Ensuite, l’on combine pour garder le meilleur des parties claires avec le meilleur des parties sombres, augmentant ainsi artificiellement la dynamique reproduite sur la photo.

En théorie, c’est une excellente idée, et en pratique, cette idée fonctionne très bien… à condition de la pratiquer de façon mesurée, et malheureusement, dans l’esprit de la plupart des photographes de fraîche date qui pensent déjà tout savoir, cette notion de mesure passe rapidement à la poubelle pour aboutir à des photos où l’on voit tout, où plus rien n’est suggéré ni laissé à l’imagination, des photos sans noirs et sans contraste, où tout est plus ou moins uniformément éclairé, qui n’ont plus rien à voir avec la scène reproduite et qui sont, à mon avis, d’un mauvais goût extrême. Comme je le dis souvent à ces apprentis-sorciers, « ouvrez n’importe quel numéro de National Geographic, magazine mondialement réputé depuis toujours pour la très haute qualité de son iconographie, et demandez-vous pourquoi vous n’y voyez jamais aucune photo HDR… »

Ici, le retoucheur admet avoir, pour une fois, cédé à la tentation de la facilité en faisant joujou
avec les curseurs de Photoshop... Ce qui peut être amusant pour une photo spécifique,
ne doit évidemment pas devenir une habitude !

 Le HDR et ses excès illustrent parfaitement les pièges dans lesquels le photographe débutant, qui n’a pas encore eu le temps d’accomplir son éducation artistique, va tomber par facilité et, disons-le, mauvais goût. Et comme on peut l’imaginer, de même qu’il y a des millions de personnes scotchées devant leur écran TV quand on diffuse une émission de télé-réalité, de même, vous l’imaginez, les gens sont nombreux à être époustouflés par le HDR, et ne se rendent même pas compte de la facilité de l’effet.

Panem et circenses ont toujours existé, me dira-t-on, et lorsque la mode du HDR aura passé, une autre lui succédera. Sans doute, mais ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer la facilité criarde lorsqu’elle commence à se faire un peu trop présente, et surtout le HDR est un prétexte idéal pour rappeler à mes confrères (et –sœurs !) photographes que, plus les outils de retouche modernes sont puissants, plus il faut les manier avec modération car il est facile de tomber dans l’outrance. Les quelques photos qui illustrent cet article ont été « sur-traitées » à dessein pour produire des effets ou traduire des ambiances particulières et exceptionnelles ; de telles pratiques ne doivent pas, à mon sens, devenir systématiques, car alors on sombrerait dans le caricatural.

En bref, et sauf à rechercher ponctuellement un effet outrancier pour un cliché particulier qui le requiert, la bonne retouche est exactement ce qu’elle était déjà il y a des décennies : celle qui rend la photo meilleure, tout en se ne voyant pas. Tout comme le bon photographe de rue est, comme le rappelait Cartier-Bresson, celui qui se fond dans l'ambiance et que l’on ne remarque pas, la bonne retouche est celle qui donne à la photo cette atmosphère indéfinissable, dont on ne sait pas d’où elle vient, sans pour autant pouvoir soupçonner la présence d’une retouche puisque, de toute évidence, la photo n’a pas été retouchée... sauf qu’elle l’a été quand même!

La retouche a consisté ici à saturer un peu les couleurs des roches de la falaise,
tout en désaturant légèrement celles du ciel et de la mer.
Traitement dit bleach visant à donner une tonalité un peu irréelle à cette photo.

J’aurai certainement l’occasion de parler plus en détail du travail de post-production qui est devenu si important pour les photographes auxquels les techniques numériques modernes donnent une chance inespérée de pouvoir maîtriser lensemble de leur chaîne graphique, depuis la prise de vues jusqu'à limpression des tirages définitifs. Pour le moment, souvenons-nous simplement qu’en règle générale, la retouche est une substance à consommer avec modération !

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